34. La Rosa Eldi
Tandis que les falaises grises de l’Istrie apparaissaient à l’horizon lointain, Tycho Issian sentait un véritable ravissement s’emparer de son âme. Dans une journée, et même moins, ils aborderaient à Céra et s’approprieraient le château du seigneur défunt. Il conduirait la Rose du Monde dans le plus célèbre des châteaux istriens, avec ses salles de marbre, ses piliers soutenant des voûtes en éventail, ses hauts plafonds et ses somptueuses tapisseries. Il guiderait ces pieds parfaits sur des carpettes de soie circésienne et de glorieux tapis de laine ; il la prendrait par la main pour l’amener dans les appartements mêmes du duc, où la fourrure tachetée des lions des Skarns était pendue au-dessus de meubles exquis, où vaisselle d’argent et potiches galiennes remplies de lys au doux parfum s’alignaient le long des murs. S’il fermait les yeux, il pouvait sentir le bois de santal et les carthames que les petites esclaves verseraient dans le bain chaud où il se plongerait avant de s’emparer enfin de la plus belle femme du monde.
Il avait été des plus discipliné pendant le voyage de retour : il avait à peine posé les yeux sur elle, de peur d’être incapable de maîtriser ses désirs et de se jeter sur elle en grognant comme un porc. Ce qui ne conviendrait nullement. Non, il devait d’abord la faire purifier et pardonner, laisser les prêtres la délivrer de l’affreuse souillure du roi nordique. Effacer dans un sacrifice de sang les liens distendus de cette union si barbare, et être joint à la Rosa Eldi, chair de sa chair, à la place de ce puant étalon lubrique.
De toute évidence la Déesse souriait à son entreprise, car leur voyage de retour avait été rapide et sans encombre. Il n’y avait eu aucune trace de poursuite : des guetteurs avaient été postés en permanence dans le rakki et à la poupe et ils n’avaient rien vu de plus menaçant qu’une baleine qui soufflait. Une guerre pouvait-elle être gagnée aussi promptement ? Mais oui, se disait-il : c’était une guerre sainte, une juste cause.
Sa Rose lui avait été rendue.
Et il en déroulerait bientôt les précieux pétales pour plonger au cœur de ce bouton étroit. Ses poings se serrèrent, dans son effort de ne pas lui arracher tous ses vêtements, de ne pas déchiqueter la tente qui voilait sa présence, de ne pas se jeter sur elle à l’instant. Le souffle lourd, il se dirigea vers la proue, où la mer qui se cabrait en le fouettant d’écume nettoierait sa peau et purifierait ses pensées.
*
* *
Sélène Issian rinçait le lin ensanglanté dans un seau, le frottant à s’en mettre les doigts à vif. Rien n’effaçait les taches ; on aurait dit que l’eau salée fixait le sang comme s’il s’était agi d’une teinture. Essayer de l’ôter était aussi futile que de tenter d’effacer le souvenir du passé. Si longtemps inaccessible, par quelque tour que lui avait joué son esprit ou par une répugnante sorcellerie, toute son histoire lui était revenue en éclairs vivaces après le choc que lui avait causé la mort de Ravn. Elle maudissait de nouveau son sort. Il aurait mieux valu pour elle mourir aux mains de Tanto Vingo ou, sinon au cours de cet assaut, du moins lorsqu’elle avait plongé dans la mer à la suite d’Erno Hamson.
L’enfant, comme conscient de ses sombres pensées, fixa sur elle ses yeux violacés et se mit à hurler, une présence malveillante et maléfique.
Elle lui rendit son regard en forçant son cœur à s’endurcir : « Cesse ce tapage », dit-elle d’un ton tranchant tandis que le volume du rugissement augmentait, même si elle avait les seins douloureux et désirait le prendre dans ses bras. « N’attends plus que je te nourrisse. Elle t’a réclamé comme sien, elle peut s’occuper de toi. »
Elle serra les vêtements d’une main féroce, comme si elle tordait le cou des poulets qu’elle n’avait jamais osé tuer lorsque l’Eyrain les apportait sur la plage.
« Que peut-il arriver de bon à un enfant ainsi conçu ? se lamenta-t-elle. Tu lui ressembles, tu as les mêmes yeux. »
Le bébé agita les poings et les pieds, le visage convulsé, et laissa échapper un hurlement exprimant la rage la plus totale.
La Rosa Eldi était étendue, les yeux clos, les mains croisées sur la poitrine, telle une statue de pierre dans la Salle des Morts. Elle tressaillit, comme une femme émergeant d’un rêve profond. Elle s’assit avec lenteur. Ses yeux vert-de-mer, encore embrumés, passèrent sur l’enfant hurlant, les vêtements éparpillés, le seau d’eau, et vinrent enfin se poser sur la femme qu’elle connaissait comme sa servante personnelle, Léta Aile-de-Mouette. Son regard était infiniment triste, infiniment doux. Sélène détourna les yeux, en sentant s’effacer la haine qu’elle berçait avec tant de soin.
« Ne nourriras-tu pas l’enfant, Léta ? demanda la Rose du Monde.
— Je n’ai plus de lait. »
C’était la vérité ; son lait s’était subitement tari et, tout comme ce flot s’était arrêté, ses menstrues étaient revenues pour la première fois depuis la naissance de l’enfant, avec des douleurs poignantes qui la rendaient nerveuse et misérable.
« Ah ! » Le premier froncement de sourcils que Sélène lui eût jamais vu plissait le visage de la reine. « Je suis navrée. J’ai manqué à le voir. J’avais tant à faire, tant de requêtes à exaucer. »
Ce fut au tour de Sélène de marquer sa perplexité. Tout ce qu’avait fait cette femme, ces derniers jours, c’était de rester étendue sans bouger. Elle ne s’était levée ni pour se laver ni pour utiliser le seau ; elle n’avait pas mangé une bouchée. Et maintenant, apparemment, elle avait perdu l’esprit.
La colère la rendit abrupte : « Pourquoi me prendre mon enfant si vous ne pouvez le nourrir ou vous en occuper ? »
Un nuage passa sur le visage de la Rosa Eldi, et pendant un long moment, elle garda le silence. Puis elle dit simplement : « Par amour. »
Sélène la regarda fixement, en sentant la bile lui monter à la gorge.
« Si vous l’aimiez tant, pourquoi ne pas lui donner un enfant de vous ? À moins que vous n’ayez point voulu gâcher ce corps parfait, cette jolie peau ? Si vous l’aimiez, comment avez-vous pu lui imposer l’enfant d’un autre homme ? »
Les yeux de la reine s’assombrirent, devinrent humides. Un bref instant, sa lèvre inférieure parut agitée d’un tremblement, mais se raffermit si vite que Sélène pensa s’être trompée. La voix de la Rosa Eldi était calme lorsqu’elle reprit la parole : « Il avait besoin d’un enfant. Pour son trône. »
Elle répétait ce qu’elle avait si souvent entendu dire. Les façons des hommes lui étaient encore incompréhensibles. Successions, héritages, lignées, quelle importance, tout cela, s’il ne pouvait y avoir ni amour ni confiance ni réconfort ? « Mais je ne pouvais lui donner l’enfant qu’il désirait tant. Il n’y a pas de vie en moi. Aucune vie. » Elle regarda ses mains étroitement serrées sur son giron. Même si sa peau était d’une pâleur d’ivoire, les articulations en étaient plus blanches encore.
Une femme stérile, rien de plus. Mais Sélène n’était toujours pas satisfaite. « Alors, avec cette… seither, vous m’avez pris mon enfant et vous le lui avez présenté comme vôtre, un héritier. »
La Rose du Monde hocha lentement la tête, mais sans lever les yeux.
« Et vous m’avez ensuite embrouillé l’esprit, en m’ôtant tous mes souvenirs, tout ce qui constituait mon identité. »
De nouveau une infime inclinaison de tête.
« Un second viol, aussi haïssable que le premier ! Qu’est-ce qui vous a fait croire que vous en aviez le droit ? J’ai été maltraitée avant de vous rencontrer, mais je pensais avoir trouvé un endroit sûr en la cour de Halbo. Et pourtant, quand je suis venue à vous, vous m’avez volé mon enfant et mon esprit ! » ragea Sélène ; on ne pouvait plus arrêter ce torrent de furie. « Et pour ce que vous appelez “amour” !? Vous, vous qui n’avez aucune idée de ce que signifie ce mot ! Si vous l’aimiez, comme vous l’affirmez, pourquoi n’avez-vous pas résisté à Tycho Issian, un homme terrible, un homme cruel – comme je le sais bien, car il est mon père ! Si vous aimiez Ravn, comme vous le prétendez, pourquoi n’avez-vous point pleuré sa perte ? »
À ces paroles, une unique larme tomba sur le revers de la main de la Rosa Eldi pour glisser sur sa soyeuse robe d’intérieur, laissant une marque sombre et humide, telle une blessure.
Son visage était ravagé d’émotion lorsqu’elle se redressa. Elle sembla sur le point de parler, mais renversa la tête en arrière, et cette bouche devint une sombre caverne marine. Le gémissement qui s’en éleva frappa Sélène avec tant de force qu’elle s’effondra sur le plancher avec un bruit sourd. Il était si puissant qu’il fit même taire l’enfant.
C’était un cri qui évoquait celui de la mort même, et il s’étendit bientôt sur tout le vaisseau.
De l’autre côté de l’abri de cuir, les marins cessèrent d’enrouler des cordages, d’écoper, de ranger de l’équipement, d’éventrer des poissons. La vigie, un mince garçon à la peau très foncée, dans le rakki au-dessus de la voile, perdit brusquement l’équilibre et tomba sur le pont avec un grand craquement, en poussant son propre cri. Virelai, tristement tapi parmi les blessés, se mit les bras autour de la tête dans une vaine tentative pour ne pas entendre. Au gouvernail, Tycho Issian se retourna, un début de juron sur les lèvres, pour examiner le bateau de la poupe à la proue, ahuri, les oreilles endolories, avec un écho qui lui ricochait dans le crâne.
Au voisinage du navire, les mouettes altérèrent brusquement leur course vers le rivage. Et sous les vagues, là où ne voyagent pas les sons du monde ordinaire, les requins qui se prélassent dans les océans plongèrent vers des eaux plus sombres et plus froides qui ne leur étaient pas habituelles, où ils trouvèrent des bancs de colins et de maquereaux, de sardines et de lingues fuyant dans les régions occupées par les poissons des profondeurs qu’ils rencontraient bien rarement.
Le cri désolé de la Rosa Eldi se propageait telle une onde sismique.
Il fila vers le nord en fouettant sauvagement la mer sur son passage. Lorsqu’il atteignit les vaisseaux de la flotte lancée à la poursuite des Istriens, les vagues avaient au moins soixante pieds de haut.
Dans le premier bateau, un homme était assis au milieu du pont dans une chaise articulée qu’il s’était fabriquée pour atténuer les pires effets du voyage. Il portait une ample robe qui repoussait toutes les intempéries ; ses cheveux et sa barbe ébouriffés avaient été taillés, et sa main tenait un bâton d’ivoire. Rahë avait décidé d’améliorer son apparence pour le roi en se revêtant de puissance et de noblesse, ce qui devrait au moins dissuader Ravn de le jeter par-dessus bord si la situation se dégradait et qu’il manquait à satisfaire aux attentes royales. Mais même Rahë n’était pas prêt pour ce qui se passait.
Tandis qu’ils se rapprochaient de la flotte du sud, il avait l’impression que sa magie le désertait peu à peu. C’était la Rosa Eldi, il le savait. Elle aspirait sa magie, elle la reprenait. Il se sentait plus affaibli chaque jour ; il commençait de souhaiter n’avoir jamais quitté la sécurité de l’endroit qu’il avait pour de fort bonnes raisons nommé Sanctuaire.
Comme le cri surnaturel passait sur lui, tous les poils de ce corps antique se hérissèrent, une réaction aussi instinctive que celle d’un chien sauvage soudain alerté par la présence d’un prédateur. Puis la première vague géante fondit sur eux et, alors même que le navire en gravissait la forte pente, Rahë se sentit englouti, non point par l’eau glacée mais par un terrible désespoir. Il savait que ce sentiment ne lui appartenait pas, mais c’était intolérable. Il ouvrit la bouche pour hurler à son tour, un hurlement auquel firent écho Ravn Asharson, Aran Aranson et chacun des mortels à bord du bateau, un son qui fut noyé par le fracas de la vague qui se brisait.
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* *
Tandis que mouraient les derniers échos de son hurlement, la Déesse émergea dans la lumière. Le soleil qui jusqu’alors avait été couvert d’une épaisse couche de brume l’avait percée pour lancer des rais incandescents sur le navire et la mer. Aveuglés par ce soudain éclat, les hommes se protégèrent les yeux pour contempler la femme qu’ils voyaient comme la reine des Îles du Nord.
Mais dans cette brusque et éclatante lumière, elle semblait plus qu’une simple femme, plus qu’une simple reine. Elle se tenait très droite, fièrement, et sa longue chevelure étincelait comme une cascade à la blancheur argentée. Sa peau pâle brillait aussi, lumineuse, parfaite. Et chacun de ces hommes brûlait du désir de la toucher, simplement de caresser son bras du bout des doigts, de prendre ce visage dans la paume d’une main, de relever ces cheveux sur la nuque de ce cou délicat, de déposer un baiser sur une infime parcelle de cette peau extraordinaire. Mais nul ne pouvait la regarder longtemps car son visage était d’une perfection trop éclatante, et ce regard vert-de-mer s’abattait sur eux telles des flèches. Ils devaient détourner les yeux et, ce faisant, chacun éprouvait un brûlant choc de honte – non point parce qu’ils contemplaient cette femme parfaite, mais parce qu’ils se rappelaient chacun des actes cruels ou gratuits commis au cours de leur existence : chaque homme qu’ils avaient frappé, dans une bagarre de taverne ou dans une bataille, chaque femme à laquelle ils avaient causé du tort.
Elle se dirigea vers l’homme le plus proche – un pêcheur de la côte nord que sa peau tannée et les rides en étoiles blanches au coin de ses yeux désignaient comme un homme qui passait beaucoup de son temps sous le soleil. Elle posa le bout de ses doigts sur son front. Il ferma aussitôt les yeux, tous les sens assaillis. Des images tourbillonnaient dans son crâne : la fois où il avait frappé sa petite sœur, lui pochant un œil ; comme il avait ensuite menti à sa mère, dont les lèvres pâles s’étaient serrées en une moue déçue – mais elle n’avait rien dit, car aucune Istrienne n’avait jamais le droit de critiquer aucun homme. Le boulanger qu’il avait cogné dans une allée, après une dispute dans un jeu de cailloux. Le coutelas qu’il avait volé à un autre marin ; la prostituée dont il avait usé avant ce voyage, la manière dont elle avait gémi quand il l’avait poussée sur le lit ; la froideur qu’il avait manifestée à son épouse lorsqu’elle avait osé lui demander où il était. L’homme qu’il avait tué pendant la bataille de Halbo, lui transperçant un œil alors que l’autre agitait les bras en appelant au secours dans les eaux écumeuses…
Lorsqu’elle ôta sa main, il tomba à genoux, le visage noyé de larmes. Elle s’approcha de l’homme suivant, un Jétrain qui avait passé huit ans dans la milice de la Cité Éternelle, et six autres comme chasseur de primes. La très légère caresse de ses doigts lui retourna les yeux dans leurs orbites.
Dans l’esprit de cet homme, elle vit : la sœur qu’il avait vendue à un Galien en échange d’un bon cheval et d’une paire de bottes ; les genoux écartés de force de la Nomade, comment il avait lancé un chiffon sur ce visage plein de défi, pour l’empêcher de le regarder. Les Vagabonds jetés sur le dos des mules, battus et ensanglantés, comme autant de bagages. Les feux qu’il alimentait dans une salle remplie de fumée étouffante et de gens qui hurlaient.
« Pardonnez-moi, Dame, pardonnez-moi ! » s’écria-t-il.
La Rose du Monde découvrit qu’elle ne désirait pas accorder une absolution aussi facile. Dans son âme une veine de fer courait, froide et dure. Qu’ils souffrent, se dit-elle. Comme ont souffert ceux auxquels ils ont fait du mal. Qu’ils éprouvent à leur tour détresse et tourments.
Elle tressaillit légèrement, surprise de cette pensée : tous ceux qui lui avaient adressé leurs prières avaient prié celle qui était douce et toujours miséricordieuse, celle qui leur pardonnerait et leur remettrait chacun de leurs péchés. Était-ce le temps passé en ce monde qui l’avait ainsi endurcie, ou s’étaient-ils toujours trompés sur la nature de la déesse qu’ils adoraient si aveuglément ?
Elle laissa l’homme en train de gémir, et poursuivit son chemin.
Le troisième homme avait été un prêtre, pendant un certain temps ; il avait appelé aux prières et répandu la poudre de carthame sur les flammes. Il avait créé de nouvelles oraisons pour les fidèles d’Ixta et de Céra ; il avait béni des enfants au nom de Falla et présidé à des mariages. Lorsqu’elle posa un doigt sur son front, cependant, elle ne vit en lui aucune bienveillance pacifique, mais plutôt les yeux affolés d’une brebis alors que le poignard sacrificiel lui mordait la gorge ; la façon dont un pied botté poussait un Vagabond inconscient sur un bûcher ; et comment cet homme attachait trois femmes nomades et leurs enfants à des poteaux tandis que d’autres empilaient autour d’eux le bois arrosé d’huile.
Ensuite, ce fut un esclave à sa rame, un homme capturé dans les collines du sud. Elle vit : une toute petite fille abandonnée sur une pente illuminée de lune pour y vivre ou y mourir, comme il plaisait aux anciens dieux ; un homme à la tête fracassée par une pierre, et les pièces d’argent qui s’échappaient de sa main ; une femme en pleurs, un enfant qui hurlait ; un vieil homme piétiné dans une fuite éperdue.
Elle continua, touchant un esclave ici, un marin là.
Elle vit des enfants négligés et qu’on brutalisait ; des femmes condamnées à mener une vie exclusivement composée de tâches pénibles, jetées dans des bordels, mourant en couches ou succombant à l’épuisement et au désespoir. Elle vit toutes sortes d’animaux sacrifiés au nom de la foi – pour l’apaiser, elle ! Elle vit des hommes en massacrer d’autres, violer des femmes, emmener des tribus en esclavage, jeter des Nomades sur des bûchers pour « purifier » leur âme.
Et chacun des hommes qu’elle touchait comprenait pour la première fois tout le mal qu’il avait fait.
C’est donc cela, Elda, pensait-elle. Le monde qui est mien. Un lieu où la rapacité, le goût du pouvoir et la malveillance imposent souffrance et mort aux pauvres, aux faibles, aux opprimés. C’est là le monde auquel j’ai été ravie. Mais c’est un monde que je ne reconnais pas, dont je ne me souviens pas. Est-ce ma mémoire qui est défaillante ? Ou ai-je été absente si longtemps que tout ce qu’il y avait de bon en ce monde a disparu ?
Elle arriva enfin devant Tycho Issian.
Ils se tinrent face à face, la Rose du Monde et le sire de Cantara. Mais il la dévisageait avec audace, d’un regard dépourvu de honte, brûlant au contraire de désir, et ce fut elle qui se détourna. Elle ne pouvait toucher cet homme. Il y avait en lui quelque chose qui la terrifiait encore, Déesse ou non. Lorsqu’il tendit les mains vers elle, elle s’abandonna à la faiblesse qui s’emparait d’elle et s’effondra à ses pieds, évanouie.
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* *
En constatant que les énormes vagues et le hurlement du vent passaient sur leurs vaisseaux sans les emporter dans les profondeurs de l’Océan du Nord, le roi Ravn Asharson tomba à genoux pour adresser sa gratitude au dieu Sur.
« Il nous voit, assurément, et veut nous encourager dans notre poursuite », cria-il d’un ton triomphant à Rahë, sans remarquer que le vieillard était livide d’épuisement et de terreur, ni que ses mains noueuses étaient agitées d’un tremblement nouveau.
Le mage se secoua avec peine pour regarder Ravn bien en face.
« N’invoquez aucun dieu, dit-il, sévère, fiez-vous plutôt au bon chêne de vos navires, à la force de vos hommes et à mes bons services, car une puissante sorcellerie vous sera plus utile qu’un recours à un être imprévisible et capricieux.
— Bien sûr, bien sûr, acquiesça Ravn avec enthousiasme. Dites-moi à présent, sire Rahë. Ne pouvez-vous rendre nos vaisseaux plus rapides ? Nous devons rattraper la flotte istrienne et la battre avant qu’elle n’aborde à sa côte, où notre tâche sera fort difficile. »
Mais le mage se contenta de secouer la tête avec lassitude. « Ne vous ai-je pas assuré un bon passage jusqu’à présent, jeune homme ? » demanda-t-il, se vantant d’un beau temps qu’il n’était pas dans ses moyens d’accorder. « Je ne puis agir que dans certaines limites sans attirer une attention importune. »
Ravn plissa des yeux soudain méfiants : « Que voulez-vous dire ? »
Rahë s’extirpa de sa chaise et se pencha vers le roi barbare. « L’usage de la magie se diffuse bien plus loin que sa sphère d’intervention, jeune homme, expliqua-t-il à mi-voix. Chaque fois que j’use de mes pouvoirs pour vous, elle pénètre à travers les vagues jusqu’au fond de l’océan. Vous ne pouvez imaginer ce qui est tapi là, invisible sinon de ceux qui succombent à des désastres. Des créatures monstrueuses, des horreurs aux multiples membres, armées de becs et de dents, des abominations tentaculaires aussi grosses que la plus grosse des baleines. Le contact de la magie les pousse à la rechercher. Et lorsqu’elles le font, ce n’est pas avec ménagement. »
Le roi d’Eyra le dévisageait d’un œil sceptique, même s’il se rappelait fort bien l’irruption de la créature qui avait déclenché un tel chaos dans son propre port de Halbo. Il se souciait peu des monstres : ceux-ci pouvaient être vaincus ou évités. Mais si les Istriens abordaient à la côte de leur pays, il perdrait son avantage, et sa meilleure occasion de reprendre son épouse et son fils bien-aimés. Il avait envie de saisir le vieillard par son maigre cou de poulet et de lui faire cracher toute sa magie. Il prit plutôt une grande inspiration et, avec la diplomatie qu’il avait apprise avec tant de peine ces derniers mois, il déclara : « Très bien, messire mage. Gardons le meilleur de nos capacités pour la bataille à venir. Et si tu me fais défaut à ce moment-là, je te jetterai personnellement en pâture aux monstres qui habitent les eaux istriennes, de quelque nature qu’ils soient ! »
Puis il se détourna pour aller parler à son timonier. Si le mage ne voulait pas l’aider, il devait en effet se fier à des hommes de valeur et au bon chêne de ses navires.
Rahë le regarda s’éloigner en souriant aussi, se félicitant encore de sa rapidité d’esprit et de sa subtilité. Une bataille navale ne conviendrait pas du tout à son propre plan. Que les Istriens abordent, et alors, il les aurait tous : la Déesse et l’apprenti, la Bête et le Frère.
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Quand la Rose du Nord reprit conscience, elle ne se trouvait plus sur un bateau, cela du moins était évident. Son regard parcourut avec curiosité les alentours. Elle était dans une chambre comme elle n’en avait jamais vu, dans cette existence à tout le moins. Les murs brillaient d’un éclat argenté, comme si un sortilège avait permis de transformer le métal en peinture et d’en enduire la pierre. Des tapisseries éclatantes étaient tendues entre des piliers de bois sculptés, représentant toutes sortes de merveilles. Des cascades de roses rouges et roses se déversaient sur des femmes nues dont les seins étaient autant d’autres fleurs, chaque aréole un bouton gonflé. Griffons et licornes s’affrontaient, serpents et chevaliers s’entrelaçaient en des unions contre nature ; une créature munie de nombreux membres émergeait d’un océan bouillonnant pour fondre sur un pâle vaisseau. Dans un vaste foyer brûlait un grand feu. Des centaines de chandelles brillaient dans des candélabres accrochés aux murs ; des pots d’encens et des bols de carthame embaumaient, posés sur toutes les tables. Devant chaque énorme meuble – il y en avait beaucoup – était étalée la peau de quelque malheureux animal défunt. La Rose du Nord les regarda et les reconnut tour à tour : des félins tachetés, des chevaux zébrés, des visons, des hermines, des renards. Au centre des dalles de pierre polie, la tête d’un ours des neiges la contemplait ; ses intelligents yeux noirs avaient été remplacés par des billes d’argent qui reflétaient sans expression la lumière dansante des chandelles. On lui avait ôté ses griffes, mais les crocs d’ivoire luisaient dans un éternel sourire sans joie.
« Pauvre bête, murmura la Rosa Eldi. J’espère que tu as mordu celui qui t’a abattu avant qu’il ne réduise ta riche existence à ce morceau de tapis inutile et mité… »
Elle se leva du lit et vit qu’il était lui aussi recouvert de peaux d’animaux morts. Le manteau doublé d’hermine que Ravn lui avait offert était drapé sur une chaise proche. Elle le considéra d’un œil attristé. Comme il était étrange qu’elle n’eût jusqu’à présent pas regretté ces minuscules vies perdues, et comme une part oubliée de son être était revenue pour brûler d’un feu vengeur. « Mes créatures, murmura-t-elle. Vous êtes toutes mes créatures, et chacune d’entre vous mérite de vivre et de mourir comme elle le choisit. »
Elle y songea un long moment tandis que les chandelles diminuaient et s’éteignaient en grésillant.
Comment reprendrait-elle ce monde sans causer la mort et la souffrance qu’elle avait vues dans l’esprit de ses sujets ? Mais elle devait le reprendre, car elle découvrait partout l’évidence de la cruauté et de la douleur et si elle n’agissait pas pour le sauver, alors elle était complice de ces vilenies.
Une autre idée lui traversa l’esprit. S’il y avait autant de mal dans le monde, d’où venait-il sinon de ceux qui avaient créé Elda ? Et dans ce cas, avait-elle le droit d’interférer ? Sa dernière intervention n’avait pas été le fruit d’une réflexion, elle n’avait pas pesé les conséquences de ses actes et ce jour-là beaucoup d’hommes avaient péri. Elle se rappelait aussi le garçon de la Grande Foire, le garçon qui avait l’eldistan. Cette nuit-là non plus elle n’avait pas eu l’intention de laisser ses pouvoirs se manifester sans frein. Elle ne savait même pas qui elle était.
Un tel dilemme : se réclamer de ses pouvoirs et peut-être tout dévaster, ou ne pas agir et regarder le monde courir à sa perte… Elle avait besoin de ses semblables, de l’Homme et de la Bête. Sans eux, elle se sentait frêle et faillible, certaine de choisir la mauvaise voie et d’avoir toute l’éternité ensuite pour le regretter.
Elle resta là pendant toute une longue nuit, à percevoir les bruits de ce lieu inconnu, des hommes et des femmes qui allaient et venaient entre ces murs et, loin en contrebas, dans les parcs et les sentiers qui entouraient le château. Elle écouta Tycho Issian qui se faisait laver et oindre par de jeunes esclaves dans la chambre voisine et, de manière inattendue, succombait au sommeil plutôt qu’à ses désirs dévorants. Et puis elle prêta l’oreille aux voix qui se pressaient dans sa tête.
Des prières, des malédictions, ou encore des supplications. Mais certaines étaient plus directes et lui arrivaient portées par une urgente volonté.
« Nous arrivons, déclaraient-elles, Notre Dame, nous venons à vous ! »
35. Céra
Aux premières lueurs de l’aube, après s’être levée du lit dont elle avait ôté les fourrures, ne laissant qu’une couverture de laine blanche et froissée, elle traversa la pièce pour se rendre à la fenêtre. Elle tira les rideaux de velours qui bloquaient le soleil et battit des paupières lorsqu’il se déversa dans la pièce tel le flot d’une digue rompue.
Loin en contrebas se tenait une foule qui ne se mouvait pas à la façon des gens vaquant à leurs tâches quotidiennes : nul ne poussait des charrettes, ne portait des paniers ou ne tirait des mules par leur licou. On ne se rendait pas au marché pour acheter ou vendre des denrées ; on ne faisait pas la queue devant le boulanger pour du pain, ou devant le marchand de vins ; on ne se rendait pas non plus à l’extérieur de la cité pour y travailler. On se rassemblait plutôt au pied de la tour où elle était tenue captive, ou aussi près que le permettait le remblai abrupt sur lequel était bâti le château, et l’on levait les yeux, immobile et silencieux, avec un air d’attente et d’espoir – du moins sur les visages qu’elle pouvait distinguer.
Elle les contempla en retour. La majorité était des femmes, dont beaucoup portaient l’accoutrement baroque et les anneaux d’argent qu’elle avait pris l’habitude d’associer aux Nomades avec lesquels elle avait passé tant de mois en compagnie de Virelai. Mais la plupart des autres étaient voilées, et elle les savait istriennes.
Elle reconnaissait certains des hommes. À l’extrême gauche, se trouvait le pêcheur de la côte nord qu’elle avait touché sur le navire qui l’avait amenée ici. Et près de lui l’ancien prêtre de Falla. Ils s’étaient rasé la tête pour la couvrir ensuite de cendres : un antique symbole de pénitence. D’autres hommes, elle ne les connaissait pas par leur nom ni pour les avoir déjà vus, mais par leur type : des Nomades avec leurs nattes, leurs chignons et leurs foulards aux couleurs vives ; des hommes des collines reconnaissables aux tatouages de leur clan, des esclaves des galères qui avaient suivi leur flotte.
Et il y avait des enfants, une centaine et davantage, certains accrochés à la main de leur père, d’autres la tête levée, bouche bée, d’autres encore qui se cachaient dans les robes de leur mère.
Elle les regarda tous, tête nue et visage nu, et après un moment un murmure flotta jusqu’à elle. Comme obéissant toutes à la même impulsion, les Istriennes rejetèrent leur voile, et leurs yeux cherchèrent les siens sans la protection de l’étoffe.
La Rosa Eldi sourit : et comme si elle leur avait souhaité à chacun individuellement la bienvenue, hommes, femmes et enfants lui sourirent en retour.
Elle était si fascinée par ce spectacle qu’elle n’entendit pas la porte de la chambre s’ouvrir derrière elle pour laisser entrer son visiteur. En cet instant, chaque parcelle de sa conscience était tendue vers la foule silencieuse, dans le fil brillant qui la reliait à elle.
Lorsque les mains du visiteur encerclèrent sa taille, pendant un instant, elle ne le sut point. Quand les doigts se resserrèrent et qu’on commença de l’attirer loin de la fenêtre, elle fut un instant envahie de confusion. Puis elle se retourna vivement dans l’étreinte et plongea son regard non dans les yeux souriants de qui lui voulait du bien mais dans les yeux noirs et morts du sire de Cantara. Ce qu’elle y vit, ce n’était pas l’amour ou l’espoir, mais un désir qui ne laisserait rien le contrarier.
En un éclair, d’anciens souvenirs se levèrent en elle, et elle s’y perdit. La déesse s’enfuit dans le brouillard de la crainte, ne laissant plus qu’une femme vulnérable comme toutes les autres aux mains d’un assaillant. Ces mains étaient cependant posées sur ses vêtements, même si sa chemise était fine, et non sur sa peau. Elle ne sut donc pas toute la noirceur de l’esprit tapi derrière ces yeux sombres.
Comme s’il avait senti sa terreur, Tycho Issian sourit. Il avait attendu ce moment pendant presque toute une horrible année. Il avait été en proie à un désir sauvage, à une obsession impossible à maîtriser, il avait dû avoir recours à des mesures désespérées. Des visions de cette femme lui avaient fait perdre l’esprit, l’avaient poussé à la torture et à la guerre. Chaque jour, chaque nuit, éveillé ou dans son sommeil, il avait rêvé de la beauté qu’il tenait à présent. Il s’était imaginé la scène des milliers de fois, même si, importants ou minimes, les détails changeaient. Dans certains rêves, elle venait à lui de son plein gré, bras ouverts, les yeux remplis de désir, en jetant ses robes à terre. Dans d’autres, elle se recroquevillait devant lui et il la forçait dans une délicieuse marée de feu.
Il n’avait jamais pensé à ce qui arriverait lorsqu’il aurait éteint ce feu, lorsqu’il aurait ravi l’objet de ses désirs. Et il n’y pensait pas en cet instant, tandis qu’il arrachait la légère chemise, la prenant par son collet délicatement brodé pour déchirer une œuvre à laquelle les meilleures brodeuses d’Eyra avaient consacré soixante-quatorze heures de labeur, et la regarder tomber au sol.
La Rosa Eldi n’essaya pas de se dégager de l’étoffe, demeura aussi immobile qu’une statue de pierre. Le sire de Cantara se prit à contempler ses chevilles, pâles, délicates, une sculpture exquise. Puis il osa lever les yeux plus haut. De fins mollets montaient vers des genoux d’une symétrie parfaite, au-dessus desquels s’élevaient de minces cuisses aux contours fermes et musclés. Et au-dessus…
Tycho Issian sentit ses jambes se dérober, comme si cartilages, ligaments, et tout le réseau des tendons et des muscles qui le tenaient debout s’étaient soudain transformés en eau glacée. Il avait le souffle coupé, la poitrine prise dans un étau. Un parfum de musc l’enveloppait, exotique, impossible à ignorer. Le visage à la hauteur du pubis glabre, il le contempla éperdument.
Des pétales lisses et frais, qui l’invitaient à les écarter…
Des pétales blancs…
Maintenant qu’était arrivé le moment dont il avait rêvé, il se rendit compte qu’il ne pouvait lever les mains, ne pouvait que fixer en tremblant et en haletant, bouche ouverte, comme un chien en rut.
Puis elle s’écarta de la chemise à terre pour s’éloigner de lui. Il poussa un cri de chagrin et de crainte, releva les yeux pour trouver fixé sur lui ce regard vert-de-mer. Et il poussa un gémissement. Il ne put s’en empêcher, ne put même pas l’écraser en portant ses mains à ses lèvres.
Ce petit bruit rendit son courage à la Rosa Eldi. Son menton se releva, ses yeux lancèrent un éclair. Le soleil se répandit sur sa peau, la transformant en un feu pâle. Soudain, alors qu’elle avait été toute vulnérabilité et fragile tentation, elle se tenait aussi droite qu’une lance et sa beauté brillait telle une armure. Alors qu’elle avait été toute chaleur et doux abandon, elle était à présent aussi froide et terrifiante qu’une lame dégainée.
C’était comme si elle l’avait délibérément provoqué de sa nudité. Tycho Issian cligna des yeux, détourna son regard de cette présence éclatante, et découvrit qu’il pouvait serrer les poings.
« Je sais ce que vous faites », dit-il, furieux, avec dans la voix, à vif, la frustration réprimée pendant tous ces mois. « Vous essayez de me tenir tête. Et je ne le tolérerai pas !
— Non, en vérité. »
Il ne pouvait se tromper : elle était amusée. Elle réprimait un rire, il en était certain, elle riait de son érection contenue par ses bandelettes, de sa pitoyable dévotion, de sa posture servile.
« Comment osez-vous ?! Vous, pour qui j’ai lancé une flotte dans les eaux terribles de l’Océan du Nord. Vous, pour qui j’ai eu toutes les audaces, pour qui j’ai déclenché une guerre, pour qui j’ai fait se lever une nation entière – rien que pour vous ! Vous, que j’ai délivrée en personne des mains des barbares, que j’ai sauvée de la perversion et de la disgrâce !
— Je n’avais nul besoin d’être sauvée. »
Il osa couler un regard vers elle, mais cela ne lui fut d’aucun secours, car elle semblait encore plus détendue, légèrement en appui sur un pied, une jambe un peu écartée, de sorte qu’il pouvait entrapercevoir une autre parcelle du mystère qui l’obsédait tant. Et maintenant, il ne pouvait plus détourner les yeux.
« Comment avez-vous pu ? Comment avez-vous pu laisser ce barbare vous toucher ? Vous avez abaissé vos défenses pour lui, vous l’avez laissé envahir votre corps sacré.
— Je l’aimais. Ce n’était point une invasion. »
Des larmes jaillirent des yeux de Tycho Issian, des larmes de rage et d’horreur.
« Vous l’aimiez ? Comment aurait-ce pu être de l’amour ? Nul ne pourrait vous aimer comme je vous aime. Tout ce qu’il voulait, c’était un héritier pour assurer sa succession ! »
Elle inclina la tête de côté pour lui lancer un regard étrange. « Ah, oui, l’enfant.
— Vous lui avez donné un enfant. » Le visage de Tycho Issian était un masque de désolation, affreusement convulsé par son effort pour retenir des larmes honteuses.
« Je lui ai donné un enfant, dit-elle en écho. Malheureusement, il ne m’appartenait pas de le donner.
— Je vous ai vue, de mes propres yeux, dans le cristal. Je vous ai vue, enceinte et fière et près d’éclater. Je vous ai vue à côté de lui, les mains bien obligeamment jointes sur votre gros giron. Je vous ai vue ! » beugla-t-il.
Une légère ride était apparue entre les sourcils de la Rosa Eldi.
« L’enfant n’était pas le mien. C’était celui de ta fille. »
Le silence tomba entre eux. « Celui de ma fille ? répéta-t-il plaintivement.
— Sélène Issian. Que j’ai connue un temps sous le nom de Léta Aile-de-Mouette. Elle est avec l’enfant en ce moment. »
Le sire de Cantara était à présent plongé dans la plus totale confusion. « Comment est-ce possible ? Je l’ai… confiée aux bons soins du sénéchal du duc de Céra. Pour… qu’on s’en occupe. »
La Rose du Monde ferma les yeux, et Tycho Issian se rendit compte qu’il pouvait bouger et respirer. Il se releva et resta là à vaciller un peu, comme s’il avait été ivre, ou près de s’évanouir.
Sélène avait un enfant ? L’idée de la brute nordique qui avait pu l’engendrer était trop répugnante pour être contemplée. Puis une autre idée lui vint, et il poussa un gémissement. « Ils sont ensemble ? L’enfant… et ma fille ? » Il s’interrompit, frappé par l’étendue de la catastrophe. « Par la Dame, sont-ils tous deux morts, alors ?
— Morts ?
— Le sénéchal… ses ordres… étaient de tuer l’enfant.
— Cela ne m’étonne point, dit avec lenteur la Rosa Eldi. Car je sais que tu as tué bien des enfants. Bien des femmes aussi, et bien des hommes. Que pourrait bien signifier pour toi une mort de plus ? » Elle reprit après un léger silence : « À moins que ce ne soit la tienne. »
Le sire de Cantara était maintenant d’une pâleur morbide.
« Je ne sais ce que vous voulez dire », balbutia-t-il d’une voix rauque, le front horriblement plissé. « Comment pouvez-vous le savoir ? Êtes-vous une sorcière ?
— Je vois maintes choses.
— Vous avez vu ma mort ?
— Comme ton souci pour ta fille et son fils est rapidement éclipsé par la perspective de ton propre trépas ! » murmura pensivement la Déesse.
Elle se tenait immobile, avec un mince sourire sur les lèvres. Un frisson parcourut Tycho Issian et il se détourna car s’il la fixait plus longtemps, il était sûr de voir sa mort dans ces yeux de jade.
La Rosa Eldi le regarda trembler, observa la sueur qui perlait à son front, perçut l’âcre terreur qui lui montait à la gorge. Elle dit enfin : « Ta fille se trouve avec son fils. Dans les cuisines du château où elle lui donne un peu de lait chaud pour faire cesser ses pleurs. Le sénéchal a… changé d’avis. » Et se tenait à présent parmi la foule sous sa fenêtre, les yeux levés, attendant des miracles. Comme les autres, il avait été touché par une bénédiction dans la nuit, il avait entendu la voix de Falla, il avait senti un parfum de musc et de roses.
« La Dame en soit louée », souffla Tycho Issian, même s’il osait à peine le croire.
« Je ne désire pas ta gratitude. »
Ces paroles le déconcertèrent encore davantage. Il battit des paupières. Il ordonna enfin, inutilement : « Restez là. »
Il se hâta de passer entre les gardes qui surveillaient la porte, se précipita quatre à quatre dans les marches et arriva tout en sueur et les vêtements en désordre dans les cuisines, plus vite qu’il ne l’aurait fallu à un esclave terrifié. Il ouvrit les portes à toute volée – des portes conçues pour la circulation des massifs plateaux des festins qui avaient rendu Céra célèbre dans tout l’Empire, au temps de son défunt duc –, entra et jeta partout des regards affolés. Sous le choc de cette apparition imprévue, quelqu’un laissa tomber une marmite et le fracas se répercuta entre les murs de pierre. S’ensuivit une frénésie d’activité, tandis qu’on était brûlé par de la soupe, qu’on se faisait marcher dessus, que des chiens aboyaient et qu’un bébé se mettait à hurler de toutes ses forces.
Telle celle d’un serpent, la tête de Tycho Issian se tourna vers ce dernier bruit. Dans un coin de la salle, assise sur un grand tabouret à la table où l’on épluchait légumes et fruits, se tenait la femme qu’il avait autrefois considérée comme sa fille, tête audacieusement nue, berçant un mioche à la face hurlante, d’un rouge écarlate.
« Sélène ! »
Le silence se fit. Deux des chiens du duc de Céra se glissèrent dans la cour, suivis par le garçon d’écurie, qui n’aurait pas dû se trouver dans les cuisines, et par deux servantes de la laiterie. Les serviteurs de la cuisine reculèrent en essayant de se faire aussi petits que possible. Ils connaissaient tous la réputation de cruauté du seigneur de Cantara.
« Elle a dit que tu serais là. Tu as conspiré contre moi, à ce que je vois. Et sans voile, traînée sans vergogne ! On y remédiera aussi sans tarder ! ragea-t-il. Est-ce ton enfant ? »
Séléne Issian se raidit comme si elle avait déjà senti le baiser du fouet de son père. Intrigué par le soudain changement de sa mère, Ulf cessa de hurler et tourna la tête pour contempler l’homme qui criait, de ses déroutants yeux violets.
« Oui », dit Sélène, en resserrant son étreinte sur le petit paquet gigotant.
Tycho traversa la salle pour dévisager durement sa fille. Elle soutint son regard avec défi, et il fut contraint de fixer le bébé à la place.
« Ça ne ressemble guère aux rejetons eyrains habituels.
— Pourquoi devrait-il avoir l’air d’un Eyrain ? »
Il la regarda comme si elle était simple d’esprit. « À cause de sa lignée, évidemment. Et parce que la… reine, l’a fait passer pour sien. »
La mâchoire de Sélène se durcit. « Elle me l’a pris.
— Ravn est de peau et de cheveux foncés, je suppose, elle a dû pouvoir maintenir pour un temps la supercherie. » Il inclina la tête de côté pour examiner le petit paquet. Puis il releva brusquement les yeux : « C’est le fils de Ravn ? »
Sélène rougit : « Non, se hâta-t-elle de dire. Mais cela eût mieux valu. C’est l’enfant que Tanto Vingo a engendré lorsqu’il m’a violée dans ma tente, à la Grande Foire, l’an dernier. »
Son père en resta bouche bée, pour le coup. « Tanto Vingo ? Tu te trompes sûrement. Le garçon a affronté toute une bande de brigands eyrains, il a été terriblement blessé…
— Je ne me trompe point. Point du tout. C’est moi qui ai poignardé Tanto Vingo, pour me défendre. J’ai entendu dire qu’il en a frôlé la mort », conclut-elle avec une certaine satisfaction.
« La mort l’a pris, dit sombrement le sire de Cantara, mais ce n’était pas à cause de sa blessure. » Il se pencha plus près.
Le visage du bébé se convulsa, et l’enfant se remit à crier encore plus fort qu’auparavant. Mais au lieu de reculer, Tycho Issian le prit à Sélène pour le tenir à bout de bras, de sorte que les pieds du bébé gigotaient dans les airs.
Le petit Ulf cessa aussitôt de crier. Tout en s’agitant dans les mains de son grand-père, il le regarda fixement. Puis il tendit une main et saisit la chaîne du seigneur, le lourd symbole de son office que Tycho avait revêtu ce matin-là, dans ses préparations destinées à impressionner la Rose.
Le sire de Cantara fit une grimace : « Il a l’œil pour l’argent ! Et quelle poigne ! » Il essaya de libérer la chaîne, mais les doigts de la petite créature ne voulaient pas la lâcher. « Eh bien, tu voudrais me la prendre, hein, petit homme ? Tu crois que tu vas hériter de mon titre et de ma richesse ? Tu crois que tu t’insinueras dans mes affections pour me voler ce qui ne t’appartient pas ? » Sa voix se fit plus aiguë. « Je serai bientôt maître de tout l’Empire. Je ne puis me permettre de voir des petits bâtards avides me courir sur les talons en essayant de prendre ce qui m’appartient. Pas alors que mon propre fils sera bientôt né.
— Votre fils ? »
Il tourna son regard fou vers Sélène.
« Je vais épouser la Rose du Monde et l’engrosser de nombreux fils, déclara-t-il. Elle les portera les uns après les autres jusqu’à ce que j’aie engendré un maître pour chacune des provinces istriennes, et ils ne répondront qu’à moi seul. »
Sélène eut un mince sourire : « Vous êtes mieux d’y penser à deux fois, car cette dame est aussi stérile que le Quartier des Os. Pourquoi croyez-vous qu’elle m’ait volé mon enfant ?
— Tu mens ! »
À ces mots, le petit Ulf ouvrit la bouche et, en se retournant entre les mains de son grand-père, il vomit un abondant et malodorant flot de lait sur les riches robes écarlates de Tycho Issian.
« Aaaaargh ! » Le sire de Cantara contempla le dommage, muet d’horreur. Attrapant l’enfant par une cheville, il l’écarta avec violence, le balança, puis le lâcha. Ulf traversa les airs, les yeux écarquillés devant cette expérience nouvelle. L’instant d’après, il vint frapper le pilier de granit le plus proche, la tête la première.
Un silence hébété tomba sur la salle. Puis Sélène Issian se précipita de son tabouret vers le corps d’Ulf. Un liquide transparent et rosâtre avait commencé de couler d’une des oreilles et dégouttait sur le côté du petit crâne.
Sire Tycho Issian les regarda tous deux avec une expression indéchiffrable sur son visage basané. Puis il tourna les talons et sortit à grandes enjambées.
*
* *
Alors qu’il gravissait les marches pour revenir à la chambre de la tour, il jeta un coup d’œil par une des meurtrières et fut stupéfait de voir qu’un grand attroupement s’était assemblé au pied du château. En atteignant le palier suivant, il entra dans la première salle venue, sans se soucier de ses occupants – sire Varyx d’Ixta et un groupe de femmes apparemment occupées à soigner ses blessures, lequel semblait assez guéri puisqu’il avait pu presque entièrement dévêtir ces femmes avec le bras qui lui restait. Il alla à la fenêtre et regarda en contrebas.
« Au nom d’Elda, qu’est-ce que… ? »
Il y en avait des centaines. Des femmes, des enfants, des marchands, des fermiers, des soldats, des pêcheurs, des esclaves, des Vagabonds. Et pas un seul modeste sabatka en vue. Il se pencha, furieux : « Allez-vous-en ! hurla-t-il. Femmes, voilez-vous à l’instant ! »
La foule abaissa son regard du haut de la tour vers cette nouvelle distraction. Mais, la trouvant sans conséquence, on revint à la fenêtre de la Rosa Eldi.
« Allez-vous-en ! beugla-t-il de nouveau. Allez-vous-en ! »
Mais on ne l’écoutait pas. Il se pencha à la fenêtre pour examiner ce qu’on pouvait bien regarder ainsi, mais ne vit que de la pierre et du ciel. Les sourcils froncés, il pivota sur ses talons et retourna dans le corridor.
« Vous, les gardes ! »
Les deux soldats qui jouaient aux dés à l’autre extrémité du passage levèrent les yeux avec ennui. C’étaient des gardes du château de Céra. Ils avaient peu à faire pour gagner leur solde et s’en trouvaient fort bien.
« Allez disperser cette foule, dehors. Repoussez-les. »
Les soldats échangèrent un regard. « Ils ne font aucun mal », répliqua l’un d’eux d’un ton belliqueux. Il était en train de gagner une jolie somme et ne se fiait pas à Corso pour payer sa dette s’ils ne finissaient pas la partie. Par ailleurs, il ignorait qui était ce noble vociférant, et puis, le bon duc de Céra avait perdu la vie au cours de l’assaut de Halbo, et il ne savait à qui il devait répondre en son absence.
Le sire de Cantara s’en vint vers eux avec une expression orageuse et ils se redressèrent de mauvais gré. En arrivant au bout du couloir, il donna dans la foulée un grand coup de pied dans la table, avec plus de violence que nécessaire, et les dés, leur gobelet et les jetons s’éparpillèrent de tous côtés.
« Je suis Tycho Issian, seigneur de Cantara, chef du Conseil et maintenant que votre bon à rien de duc est bien mort, je suis le maître de ce château et vous m’obéirez. À l’instant ! »
Ils lui obéirent avec la plus grande alacrité.
Tycho gravit au pas de course les escaliers menant à la chambre de la tour, avec le soupçon qui le démangeait. Elle devait avoir appelé au secours. D’une façon ou d’une autre, elle avait dû faire savoir qu’on la retenait prisonnière. Mais c’était assez absurde : ces gens dehors étaient des Istriens, ou des Vagabonds, et ne devaient guère se soucier d’une reine d’Eyra ; ou bien ils ne devaient loyauté à rien ni à personne. C’étaient sûrement des curieux. Il sourit à cette idée. Et pourquoi pas ? C’était la plus belle femme du monde. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’on fût venu la contempler.
Il regretta soudain d’avoir envoyé les gardes disperser la foule. Ce serait tellement mieux pour sa réputation et son statut s’il pouvait exhiber sa conquête en public, montrer la femme qu’il avait sauvée des païens.
Sur le palier suivant, il trouva un autre groupe de gardes et les envoya contremander son ordre précédent. « Dites aux gens d’attendre là et je leur amènerai la reine des Îles du Nord, la Rose du Monde, afin qu’ils puissent se régaler les yeux de ce que j’ai rapporté de notre grande victoire dans la guerre sainte contre notre vieil ennemi. »
Quand il se précipita dans la chambre de la tour, il avait déjà imaginé la foule grossie de milliers de gens, comme on acclamerait son nom, comme on exigerait que l’ancien titre d’empereur lui fût accordé, à lui, le seul homme digne de ce nom depuis trois cents ans, comme cette exigence roulerait à travers le continent en gagnant du poids et de la vitesse, jusqu’à ce que personne ne pût la contrarier.
La Rosa Eldi se tenait toujours, nue, là où il l’avait laissée.
« Eh bien », s’esclaffa-t-il avec une jovialité forcée, écartant délibérément la crainte qu’elle instillait en lui, « nous devons vous vêtir et vous devez rester près de moi. Deux pas en arrière, pas un de moins, pas un de plus, comme il convient à ma plus belle possession.
— Me vêtir ? Quel besoin en ai-je ? »
Tycho sentit le rouge de la colère lui monter au visage. « Toutes les femmes doivent être entièrement couvertes. Elles sont la tentation incarnée. On ne peut se fier à aucun homme pour maîtriser ses impulsions. »
La Rosa Eldi le dévisageait avec calme. « Êtes-vous si faibles que vous ne pouvez réfréner vos désirs ? » Et elle sourit, avec un regard plein de savoir, et de pouvoir.
Le sire de Cantara traversa la pièce à grandes enjambées pour aller prendre le manteau d’hermine. « Permettre aux femmes une libre union avec des hommes est la racine de tous les maux et de toutes les catastrophes ! »
Il lui jeta le manteau. « Mettez cela pendant que je vous trouve un voile. »
Elle recula d’un pas et la fourrure retomba sur les dalles. Elle lui jeta un regard attristé.
« Des choses mortes, dit-elle. Autour de toi, tout est mort. »
Tycho fronça les sourcils : « Mettez-le. »
Mais elle ne faisait que regarder fixement le manteau. Puis elle leva vers lui un regard troublé. « Tu as tué l’enfant. »
Tycho eut un frisson. « Je n’en avais pas l’intention », mentit-il. Il baissa les yeux pour voir si une tache de sang sur son habit l’avait trahi. Mais ses mains étaient propres et s’il y avait eu du sang sur sa tunique de velours rouge, il n’aurait pas été visible. Le vomi l’était, par contre. « Maudit soit ce bâtard ! » Il essaya de frotter la tache de lait, mais elle était collante, une sensation révoltante sous ses doigts.
Il saisit les lys d’un vase proche, les jeta à terre puis versa leur eau sur sa tunique. Avec l’envers de la peau d’un grand félin drapée sur la couche, il frotta le tissu, très agité.
La Rosa Eldi l’observait avec curiosité – cet homme pour qui les apparences importaient tellement plus que la vérité. Quand il lui apporta un sabatka de la chambre voisine, elle lui permit de le lui passer, s’écartant avec élégance de lui de sorte que la soie les séparât et qu’elle ne dût point craindre son contact. Le voile le masqua à sa vue, ce qui était une bénédiction.
*
* *
« Les Vagabonds disent que la femme emprisonnée par sire Issian dans le château de notre pauvre duc est Dame Falla revenue à nous en notre temps de besoin.
— Je croyais que c’était la reine barbare, capturée pendant le raid.
— Les gens que j’ai croisés en route semblaient convaincus de sa divinité. »
Un rire. « Elle a fait des miracles pour eux, non ?
— Je ne sais rien des miracles. Mais ils disent qu’elle est d’une beauté merveilleuse.
— Ça mérite le détour, alors, miracles ou pas. »
*
* *
« Mon enfant est malade, laissez-moi passer !
— Si ton garçon est malade, tu devrais l’emmener chez toi et t’en occuper, pas le traîner ici par un jour aussi froid.
— Si la Dame le touche, il ira bien.
— Si cette dame le touche, elle attrapera sa maladie, plutôt !
— Il a le haut mal, pas une fièvre.
— Pourquoi une pâle putain aurait-elle le pouvoir de guérir le haut mal ?
— Tais-toi ! Ce n’est pas une prostituée, c’est la Miséricordieuse Falla. Tout le monde le dit.
— Mon frère était à l’Assemblée quand le roi nordique l’a choisie à la place du Cygne de Jétra : c’est une putain nomade, rien de plus et rien de moins, et quiconque dit le contraire est un imbécile !
— Traite-moi de fou, alors, Rivo Santero. Je ne te verrai pas du côté béni des flammes de la Dame. »
*
* *
« Elle m’a touché et j’ai vu que ma vie était mauvaise.
— Ça veut dire que tu vas donner tous tes biens, alors, Caro ?
— Je l’ai déjà fait. Je suis avec les Nomades, à présent.
— Avec les Vagabonds ? As-tu perdu la tête ? On te jettera au bûcher, imbécile ! » Une pause. « Mais à qui as-tu donné tes biens ? Pourquoi n’être pas venu me trouver ?
— J’ai vu aussi que ta vie était mauvaise, mon ami.
— J’aime ma mauvaise vie, elle me convient fort bien.
— Laisse la Dame te toucher, et tu verras ce que je veux dire.
— J’ai quelque chose de particulièrement vilain que j’aimerais bien lui voir toucher !
— Tu es un homme profane, Géro. C’est sans espoir pour toi. »
*
* *
« Où est ton voile, Férutia ? N’as-tu donc aucune modestie ?
— Je ne le porterai plus.
— Si tu ne mets pas ton voile à l’instant, je te traînerai à la maison et t’enfermerai dans la cave jusqu’à ce que tu supplies qu’on te laisse le remettre.
— Aucune des autres filles ne porte le sien.
— Et elles se feront certainement battre aussi.
— Si vous posez un seul doigt sur moi, Oncle, j’irai rejoindre les Vagabonds.
— Alors tu seras damnée et jetée sur les mêmes bûchers qu’eux, et bon débarras ! J’allumerai le brasier moi-même ! »
*
* *
« Par le ciel, c’est ma femme !
— Comment peux-tu la reconnaître dans toute cette foule, bonhomme ? Sois raisonnable !
— Elle ne porte pas son sabatka. Son visage est nu, l’adultère ! Elle m’a dit qu’elle allait au marché avec sa sœur… par la Dame, attends un peu que je la ramène à la maison…
— Par Elda, tu as raison, c’est vraiment Alicia ! »
Silence.
« Par Falla, comment sais-tu à quoi ressemble ma femme ? »
*
* *
« Elle est là !
— Où ça ?
— Regarde, près de la porte…
— Je ne peux pas bien voir, il y a trop de monde. Soulève-moi, Mica. Ah, oui, maintenant je vois. Ah… elle a ôté son voile. Elle est très belle mais… qui est cet homme laid en habit rouge auprès d’elle ?
— Chut ! C’est Tycho Issian, le sire de Cantara.
— Ciel, repose-moi par terre avant qu’il ne me voie ! Il a jeté au bûcher le père et la sœur de Célesta Lever-de-Lune. Nous devrions partir maintenant pendant que nous le pouvons…
— Chut, chut, petit Roitelet. Nous ne pouvons partir, la foule est trop dense. Et puis, je dois la voir. Elle nous protégera, je le sais.
— Mais si elle ne peut se protéger elle-même, comment pourrait-elle nous secourir ?
— Se protéger ?
— On dit qu’il l’a capturée et ramenée du Sud pour la violer.
— Il y a un dessein en toutes choses, Roitelet. Seule la Dame le connaît.
— Pourquoi est-elle partie si longtemps ? Ne se soucie-t-elle pas de son peuple ?
— Chut, chut, Roitelet, descends et voyons si nous pourrions avoir une meilleure vue de là-bas. »
*
* *
« Reculez !
— Sergent, faites reculer ces gens !
— Ne poussez pas !
— Je ne peux pas l’empêcher, tout le monde avance…
— Ah, non, les soldats poussent en sens inverse…
— Aide-moi, ma sœur !
— J’ai perdu mon petit garçon ! Kano, où es-tu ? Aïïïe !
— Je tombe, je tombe !
*
* *
Angoissée, la Rose du Monde observait la foule. Elle se tourna vers l’homme qui se tenait auprès d’elle. « Aide-les. »
Tycho Issian regardait fixement le chaos là où la foule était peu à peu écrasée entre l’avancée des soldats et les murailles de la cité. « Que puis-je faire de plus ? C’est de la racaille, elle doit être contrôlée.
— Ce que tu appelles contrôle, c’est du meurtre.
— Si les gardes ne peuvent les maîtriser, ils envahiront la tour.
— Laisse-les faire.
— Les laisser ? Êtes-vous folle ? Venez, laissez-moi vous escorter pour retourner en sûreté à l’intérieur. »
Elle tourna vers lui son regard perçant et il recula, alors même que ses parties génitales étaient envahies d’une pulsation brûlante. « Aide-les.
— Vous avez ôté votre voile ! dit-il, irrité.
— C’était un obstacle entre mon peuple et moi. »
Il ne comprenait pas. « Je ne peux les aider. Les soldats s’en arrangeront.
— Si tu ne veux pas les assister, alors, je le dois. »
Elle ferma les yeux en allant chercher dans sa conscience profonde ce qui l’environnait. La muraille, la grande muraille de la cité : si elle pouvait y ouvrir un passage par où les gens s’échapperaient, cela suffirait. Mais comment ? Tout ce qui vivait lui obéissait, mais non les pierres taillées, les pierres mortes de ces fortifications. Son esprit parcourut la pierre de la cour et les murs au-delà, jusqu’aux blocs de granit et aux débris de l’ancienne ville qu’on avait utilisés comme fondations, jusqu’à la couche de terre en dessous. Elle y trouva des racines, des vers, des mille-pattes, des vieilles graines, et une nappe d’eau profonde alimentée par trois minces courants d’eau venus des collines de l’intérieur.
Dame Falla, sauvez-nous !
Elle n’avait jamais servi de conduit à pareille masse, c’était exténuant. Lui imposer sa volonté l’occupait tout entière, même si hurlements et supplications essayaient d’attirer son attention. L’eau montait, montait sous les dalles, sous les vieilles murailles. Elle la laissa lécher les fondations, l’aida à emporter une partie du sable et des débris, affaiblissant la structure.
Elle travaillait avec délicatesse à présent, attirant l’eau, minant la maçonnerie. Un pan de la muraille se mit à trembler et à s’incurver…
« Venez avec moi à l’instant ! » On lui avait pris le visage entre deux mains, on la secouait, peau contre peau…
Et soudain son esprit fut envahi. La mort, une terrible peur de la mort la saisit, embrouillant toutes ses pensées. Prise de panique, elle recula d’un pas pour mettre fin à ce vil contact. Pendant un moment, elle fut libre, puis une main lui empoigna le bras à travers le sabatka. Elle se tenait quelque part dans un désert noir et hurlant, tandis qu’un monstre ravageait son corps nu. Ailleurs, elle avait perdu le contrôle et une énorme masse d’eau s’abattait.
Elle poussa un cri en ouvrant les yeux.
Le visage de Tycho Issian flottait devant elle, dans tous ses horribles détails. Mais derrière lui, c’était bien pis.
Loin d’avoir engendré une issue de secours, elle avait créé un désastre. Là où s’était tenu l’ancien mur, une muraille édifiée par l’empereur Tagus, qui avait soutenu mille ans de sièges, de bombardements et d’incendies, il n’y avait plus que des volutes de poussière, de violents jaillissements d’eau, et les hurlements des morts et des mourants. Au lieu d’ouvrir un passage par où les gens auraient pu s’échapper, l’eau avait démoli toute la muraille, et la massive maçonnerie, au lieu de s’écrouler vers l’extérieur dans un espace dégagé, s’était effondrée vers l’intérieur, écrasant ceux-là même que la Rosa Eldi avait essayé de secourir. Arrachée aux douces contraintes de l’esprit de la Rose du Monde qui la guidait, l’eau se précipitait en rugissant avec une joie maligne, faisant éclater les dalles, précipitant des blocs de maçonnerie dans les airs pour les laisser retomber sur la foule sans défense et les soldats de Céra.
La Rosa Eldi tomba à genoux en hurlant. Mais des forces aussi élémentaires ne répondaient à personne, ni homme, ni femme, ni déesse. Elle ne pouvait rien pour remédier à la dévastation.
36. Messages
Près de sept cents âmes périrent ce jour-là, Istriens et Istriennes, enfants. Nomades, gens des collines, soldats, esclaves, noyés par le flot furieux ou écrasés sous les murailles écroulées. Beaucoup moururent avec le nom de la Déesse sur les lèvres, ou dans le cœur – et la Rose du Monde ressentit chacune de ces morts comme une blessure.
Elle gisait sur le grand lit, évanouie, et totalement ignorante du fait que le sire de Cantara lui avait ôté sa robe pour contempler sa chair nue, tel un homme affamé.
Mais quel que fût le désir qu’il éprouvait pour la femme fiévreuse étendue devant lui, Tycho Issian ne pouvait se résoudre à la chevaucher pendant qu’elle était inconsciente. Il pourrait y avoir du plaisir à l’acte en soi, mais non l’essence du plaisir, la connexion à laquelle il aspirait : plonger son regard dans ces yeux vert-de-mer alors même qu’il la pénétrait jusque dans ses plus intimes profondeurs. Rien d’autre ne le satisferait.
Aussi resta-t-il assis à la regarder se tordre en pleurant. Parfois il buvait le meilleur vin des celliers du duc de Céra, et parfois il se dévêtait pour s’étendre près d’elle et caresser ses hanches soyeuses. Parfois il la plaçait dans des poses différentes, comme une poupée ou une marionnette, et il la détaillait avidement. Mais même lorsqu’il la touchait, elle l’ignorait, car son esprit était un désert où rien n’existait en dehors de la catastrophe qu’elle avait causée.
*
* *
Deux jours plus tard, on frappa avec force à la porte de la chambre.
« Mon seigneur, mon seigneur ! »
Il n’avait nulle envie de répondre à une telle urgence : ce ne pouvait être que de mauvaises nouvelles. Mais on continuait de frapper et de crier. Avec un soupir de lassitude, il passa donc une robe de chambre pour se rendre jusqu’à la porte.
« Qu’y a-t-il ? demanda-t-il en l’entrouvrant.
— Les Eyrains arrivent, mon seigneur, leurs voiles bordent tout l’horizon ! »
Il poussa un violent juron. Les Nordiques n’avaient de toute évidence pas eu le bon sens de rester chez eux à lécher leurs plaies. Il aurait dû le savoir, se morigéna-t-il, tout en se rhabillant et en lançant un regard de regret au corps blanc étendu sur le lit. Si la Rose du Monde pouvait avoir cet effet sur lui, qui n’avait fait que la contempler, quelle folie de désir et de vengeance ne devait pas habiter l’homme qui l’avait prise pour épouse ?
*
* *
Dans les salles d’apparat, c’était le chaos. S’étant assuré qu’on ne pouvait rien voir depuis le château – car la citadelle se trouvait à un demi-mille à l’intérieur des terres et une série de collines la séparaient de la côte –, le sire de Cantara partit de mauvais gré à cheval avec la Garde de Céra, pour observer l’ennemi.
*
* *
Les voiles de la flotte eyraine se pressaient sous le ciel bas et leurs coques couvraient une vaste étendue marine. À cette vue, chacun des Istriens massés le long des falaises basses sentit un frisson glacé lui serrer le cœur.
« Par la Dame, il doit y avoir mille bateaux qui viennent nous attaquer. »
C’était l’exagération d’un homme effrayé, mais Tycho Issian se tourna vers le capitaine des gardes avec une expression anxieuse : « Le château de Céra est-il la plus solide forteresse des environs ? »
Le capitaine le regarda comme s’il avait perdu l’esprit, mais, connaissant la réputation du sire de Cantara, il décida de choisir ses mots avec prudence : « Ce l’était, mon seigneur. Jusqu’à ce que l’inondation emporte la grande muraille. »
Nul ne pouvait comprendre comment les murs de la cité avaient pu succomber aussi vite à la soudaine irruption de l’eau, ni d’où avait jailli cette force destructrice. Les pluies avaient été rares ; les rivières étaient basses depuis plusieurs semaines, on avait même dû irriguer les récoltes d’hiver. Le capitaine, un vétéran expérimenté de la dernière guerre qui avait joyeusement langui dans les derniers rangs de la garde locale avant la rapide promotion due à la disparition de son supérieur, avait passé les deux derniers jours à repêcher des cadavres dans l’eau qui encerclait le château et à les confier aux officiels de la ville pour qu’ils fussent identifiés et ensevelis. Ce n’avait pas été une tâche plaisante et elle avait été encore assombrie par le fait que plusieurs de ses miliciens avaient perdu des amis et des parents dans l’inondation. Retrouver mère ou épouse toute gonflée, le crâne brisé par des pierres, cela suffisait à priver quiconque d’espoir, d’avenir et de bon sens. On disait que des soldats avaient déserté, étaient même allés se joindre aux Vagabonds. Quoique, compte tenu du manque d’organisation qui avait suivi la disparition du duc de Céra, il s’était avéré impossible de décider si c’était la mort ou le soudain désir d’une nouvelle vie qui avait emporté les hommes manquant à l’appel.
Le reste des miliciens avait été employé à construire un nouveau pont pour permettre de nouveau la circulation. Le problème, c’était que les meilleurs charpentiers se trouvaient à Forent. Les ébénistes de Céra se spécialisaient dans les beaux meubles et les réparations mineures ; la construction de ponts n’était pas leur point fort, et les plus grands arbres avaient été coupés depuis longtemps, ne laissant que de minces repousses là où l’on n’avait pas entièrement défriché pour faire place aux vignes et autres récoltes. En conséquence, la structure édifiée avait l’aspect rudimentaire et branlant d’une solution des plus temporaires. Quand on l’avait traversée, dans la matinée, elle avait tremblé en grinçant sous les sabots des chevaux ; la malchance aidant, on pourrait bien s’en revenir à la nage.
« Nous devons retourner à la cité, alors, dit Tycho, et rassembler nos hommes. »
Au lieu de partir au galop pour exécuter cet ordre, le capitaine hésita : « Ne devrions-nous pas laisser une compagnie sur la plage pour rejeter les envahisseurs à la mer ? suggéra-t-il.
— Préféreriez-vous planter des drapeaux pour confirmer notre présence ? Avec un peu de chance, ils vogueront vers Hédéra ou Forent pour y chercher la Rose, ce qui nous donnera le temps de nous préparer. Et puis, nous avons perdu assez d’hommes dans l’inondation. J’aurai besoin de tous les soldats qui nous restent pour défendre la citadelle de Céra. »
Le sire de Cantara se détourna, attrapa par la bride son cheval qui renâclait et, après deux tentatives, réussit à remonter en selle. Derrière lui, le capitaine surprit un éclat sarcastique dans l’œil de son frère et haussa les épaules avec impuissance. Ce seigneur n’était pas homme à prendre conseil de quiconque, moins encore d’un soldat de rang inférieur, pas plus qu’il n’admettrait ses faiblesses devant qui que ce fût.
Le frère du capitaine toussota de manière ostentatoire.
Tycho Issian fixa sur lui un regard acéré. « Quoi ?
— Eh bien, Messire, je me demandais si vous ne feriez pas mieux de vous rendre à l’intérieur des terres, à Jétra, la dame et vous. »
Le sire de Cantara dévisagea avec attention ce nouvel intervenant, mais le garde lui retourna un regard innocent. L’homme n’avait pas tort. Mais il ne l’admettrait jamais. Ayant feint de réfléchir pendant quelques instants, Tycho répliqua : « Si tu ne veux point combattre pour l’honneur de ton pays, et protéger son peuple et ses coutumes de la horde barbare, tu peux toujours périr ici à l’instant, au fil de mon épée. »
Après cela, personne n’émit d’autre opinion contradictoire.
« Toi », déclara Tycho en désignant un jeune homme pourvu d’une bonne monture. « Tu restes là et tu les observes. Fais un rapport dès que tu verras s’ils vont aborder ou continuer plus loin, compris ? »
Le jeune homme s’empressa de hocher la tête, mais il savait très bien qu’il n’allait pas attendre ici que les barbares le trouvent. Il allait galoper bride abattue jusque chez sa sœur, à Calastrina, dès que le seigneur du Sud serait reparti.
*
* *
Le duc de Céra avait été un homme à l’expérience militaire réduite, mais d’une grande vanité. En conséquence, la garnison de Céra était pourvue d’uniformes très élégants, paradait en formation impeccable et possédait bien peu de talents guerriers. C’étaient des soldats acceptables, pour la plupart, mais la vie avait été longtemps trop facile dans cette cité prospère. Avec cinq ans de dur entraînement sous les ordres de chefs mercenaires sans merci, les hommes qui avaient survécu à l’inondation auraient pu constituer une garde palatiale à demi compétente. Mais en tant que force destinée à tenir en échec des envahisseurs barbares, c’étaient autant de fétus dans le vent.
Tandis que Tycho Issian inspectait la troupe hétéroclite assemblée dans la grande cour, il regrettait sa décision de voguer vers le confort luxueux de Céra plutôt que de retourner à Forent, dont le seigneur libidineux avait au moins gardé assez d’ambition personnelle pour entretenir une solide escouade de combattants. Et, pour la première fois depuis le trépas infortuné de Rui Finco, il déplora aussi la perte d’un homme qui aurait pu avoir assez d’intelligence stratégique pour se débrouiller de la situation périlleuse qu’ils affrontaient désormais.
Sestria était la ville la plus proche, mais à peine plus qu’un marché et quelques appentis de tisserands. Ensuite, c’était Ixta, mais compte tenu du caractère dissolu de son seigneur, un homme de toute évidence plus intéressé à séparer des prostituées parfumées de leurs vêtements diaphanes que de maintenir une armée de soldats bien entraînés, on ne pouvait espérer grand salut de ce côté. Calastrina n’avait jamais été fortifiée, et Alta n’était qu’un port de pêche. Il faudrait plusieurs jours de marche forcée aux hommes de Forent pour atteindre Céra, mais compte tenu de la mort de leur seigneur, viendraient-ils ? Et pourraient-ils tenir bien longtemps si les Eyrains attaquaient ?
En vérité, s’il ne l’admettait que pour lui-même, le Sud n’était nullement prêt pour ce qui ressemblerait à une guerre généralisée. La majorité de l’aristocratie istrienne, après des années de paix et de richesse, n’avait aucune expérience de la guerre et aucun amour inné du combat. Ses pères avaient péri dans le dernier conflit ou succombé aux excès d’un empire fondé sur l’esclavage et l’hédonisme. Mais on n’avait pas ennobli des hommes plus méritants et on ne leur avait pas davantage confié des postes dignes de leurs talents. En conséquence, celui qui avait été responsable de recruter, d’entraîner et de maintenir l’armée professionnelle du pays, après le triste trépas de Hesto et de Greving Dystra, s’était révélé un poltron dépensier à la peau délicate, qui avait bien rempli ses propres coffres en puisant dans le budget de l’armée tout en manquant à vérifier la rigueur des officiers qu’il déléguait. Lesquels, à leur tour, sachant que leur supérieur n’était intéressé ni à leur succès ni à constituer une milice digne de ce nom, avaient bu l’essentiel de l’argent et fait bien peu pour limiter les abus de la racaille qui se donnait le nom d’armée istrienne. La moitié était constituée de criminels aux yeux de la loi – la loi eût-elle été correctement appliquée – et le reste enrôlé de force dans les prisons, les bordels et les tavernes lorsqu’on avait appelé aux armes. Tycho avait su tout cela, et l’avait ignoré. Ou plutôt il ne s’en était pas soucié, persuadé que sa foi passionnée était garante de la victoire.
De surcroît, construire la flotte d’invasion avait englouti d’énormes sommes d’argent, et presque tous les bras disponibles. Il avait gagné ce qu’il avait désiré, mais quel bien en retirait-il ? Il s’imaginait la Rosa Eldi – toujours inconsciente, l’esprit aussi inaccessible pour lui qu’un coffre-fort fermé à double tour, son corps apparemment inanimé écartelé sur le lit, comme il l’avait laissé, et il sut soudain, avec une mordante certitude, qu’elle ne s’abandonnerait jamais à lui comme à Ravn Asharson, que cette inconscience était son ultime défense contre lui, son ultime retraite.
Cette certitude fondit sur lui avec une force fulgurante.
Un homme moins arrogant eût limité les dégâts en filant à toute allure vers la sécurité de son domaine, loin dans le Sud. Mais l’obsession de Tycho Issian était énorme, grandiose. Sa déception et un orgueil obstiné le rendaient d’autant plus déterminé à conserver sa conquête.
Il tiendrait Céra, enverrait des pigeons voyageurs pour demander des renforts et s’assurerait que Ravn Asharson serait bien mort, cette fois.
Il brûlait de fureur, une flamme sombre et constante.
Il fit d’abord convoquer à sa tour le responsable des pigeons. Puis il partit à la recherche de Virelai.
*
* *
« Des signes, vigie ?
— Rien, Sire.
— Qu’en dis-tu, Passorage ? Si tu avais capturé l’épouse d’un roi et que tu sois poursuivi par toute une flotte, où irais-tu ? »
Le vieux serviteur se frotta la barbe, le front plissé. « Eh bien, Céra est la plus proche des villes sur la côte, et la plus belle, si je me rappelle bien. Forent est mieux fortifiée, et Jétra est la plus sûre de toutes. Mais si j’étais le ravisseur et que vous soyez sur mes talons, je filerais vers l’intérieur des terres le plus vite possible. »
Ravn Asharson fronça les sourcils. Si le seigneur du Sud était parti pour Jétra, cela diminuait leurs chances de succès tout en augmentant le temps qui le séparait de son épouse et de son fils.
« Malédiction. Nous devrons envoyer des éclaireurs. » Il donna un coup de pied féroce dans les planches des bordages. « Une autre journée de perdue.
— Davantage si nous sommes malchanceux. »
Ravn adressa au duc de Shepsey un regard menaçant : « Nous ne serons pas malchanceux. Nous sommes dans notre droit. Le dieu sourira à notre entreprise.
— Ah, les dieux… » Le Maître s’immobilisa près d’eux. « Vous semblez incapable de vous empêcher d’invoquer ces créatures arbitraires, mon seigneur roi. » Il eut un sourire bénin. « Au lieu de suivre mon conseil et de vous fier aux bons services de ceux que vous pouvez voir et toucher. Comme moi… »
Egg Forstson, qui avait été saisi d’une antipathie instinctive et totale à l’égard du vieil illusionniste, fit une grimace en détournant les yeux. Son regard chercha le Tomberoc, Aran Aranson, assis à la poupe, et qui retournait distraitement entre ses doigts un morceau de corde effilochée. L’homme semblait préoccupé, voire souffrant, ce n’était plus du tout le compagnon de bataille qu’Egg avait connu. En évitant les rameurs et l’équipement, le duc de Shepsey se dirigea vers Aran et lui toucha l’épaule. Comme tiré d’un rêve, l’autre sursauta et battit des paupières, désorienté.
Le conseiller royal secoua la tête : « Aran, Aran… on dirait que tu es dans un autre monde. »
Le Tomberoc poussa un grognement en se passant la main sur la figure. « Un monde de chagrin, Egg, oui.
— De chagrin ? »
Des yeux soudain perçants le dévisagèrent. « Dis-moi, Egg, et parle vrai : que sais-tu des femmes de Tomberoc et de ce qui leur est arrivé ? »
Le duc de Shepsey secoua la tête, mystifié. « Ce qui est arrivé aux femmes de Tomberoc ? répéta-t-il. Non. Est-ce une énigme, mon ami ?
— Oui, dit Aran en étreignant ses genoux. Une terrible énigme. Qu’arrive-t-il lorsqu’un loup quitte son repaire pour aller en chasse, et que ses louveteaux sont laissés sans défense ? »
Egg haussa les épaules en riant, mal à l’aise. « Eh bien, il doit espérer qu’aucun ennemi ne se présente… »
Aran Aranson hocha la tête, morose : « Je suis ce loup, Egg. J’ai laissé les femmes de Tomberoc sans espoir de défense quand je suis parti sans réfléchir dans ma quête d’or. »
Un éclat miroita dans les yeux d’Egg Forstson. « De l’or ? »
Aran fit un geste impatient. « Ce n’est pas l’or qui importe dans cette histoire, Egg. Ce sont les gens. J’ai bien appris cette leçon, et trop tard.
— Qu’est-il arrivé à ta famille, Aran ?
— Des raiders les ont capturés. » Aran eut un rire amer. « Pendant que je me complaisais dans mon obsession. » Il fit un autre nœud dans la corde, puis porta son regard terni vers la mer.
Egg Forstson resserra son étreinte sur l’épaule de son ami. « Eh bien, tu es venu au bon endroit pour les chercher, dit-il, bourru. Nous les retrouverons, Aran. Nous les retrouverons.
— Comme tu as retrouvé Brina ? »
La main du duc de Shepsey s’écarta, comme s’il avait touché une bouilloire brûlante. « Voilà qui est cruel, Aran. Je l’ai cherchée, comme tu le sais très bien. Et les bébés, Illa et Kiri. Nous n’avions pas eu le temps de choisir un nom pour l’enfant à naître. Sur sait quel nom elle a donné à la petite.
— La petite ?
— J’ai toujours pensé que ce serait une fille. Elle aurait vingt ans à présent, ou plus. Et Brina serait dans l’automne de sa vie.
— Si elles ne sont pas toutes mortes », déclara Aran sans ambages, en fronçant les sourcils.
« Elles ne sont pas mortes. »
La reine blanche l’avait touché et lui avait montré que Brina était toujours en vie. Et même s’il avait été effrayé à ce moment-là, en pensant que c’était une illusion, il avait fini par le croire.
« Peut-être vaudrait-il mieux qu’elle le fût. Béra aussi. Katla ne se soumettrait jamais à eux, j’en suis bien certain. »
Egg était choqué : « Tu penses réellement qu’il vaudrait mieux pour elles d’être mortes que d’avoir survécu à… un viol ? à des humiliations ? Nos femmes valent sûrement mieux que cela ! Tu en parles comme si c’étaient des marchandises, qui perdent de leur valeur si elles sont abîmées ou salies. Si tu les tiens en si peu d’estime, tu serais aussi bien d’être Istrien ! »
Aran se hérissa. « Attention, vieil homme. Ton roi est trop occupé des paroles ensorcelantes du mage pour remarquer les éclaboussures, si je te jetais par-dessus bord.
— Ah oui, le mage. Comment se fait-il donc que tu voyageais avec lui ? »
Avec un soupir, Aran leva les yeux vers le ciel. Il n’avait aucun désir de répéter cette lamentable histoire. Puis ses yeux se plissèrent : « Qu’est ceci ? »
Egg plissa les yeux à son tour. « Je ne vois plus aussi bien que dans le temps. Ça m’a l’air d’un oiseau.
— Oui.
— Et alors ? Les oiseaux volent dans les airs. Montre-moi un poisson qui vole et je serais peut-être distrait de ma question…
— C’est un pigeon voyageur, je le parierais. »
Le duc de Shepsey appela à grands cris la vigie, qui se plia sur son perchoir pour suivre le doigt tendu du vieil homme, puis se retourna en gesticulant avec excitation.
« Pigeon messager ! »
Le cri fut repris sur les ponts. Des archers allèrent chercher leurs arcs – bien enveloppés pour les protéger de l’eau salée dans des étoffes cirées, au fond de leur coffre de marins. On jeta en hâte sur le pont fourrures et sacs de couchage en peau de phoque, des outils, des poignards, des pierres à aiguiser, des lampes, des mèches, des silex.
« Permettez-moi, mon seigneur… »
Rahë se hissa sur le plat-bord et, d’un geste hiératique, tira des profondeurs marines un reflet d’argent qui s’élança dans les airs, vif et droit comme une flèche. L’instant d’après, le pigeon s’abattit soudain en tourbillonnant. Deux créatures à la conjonction contre nature s’écrasèrent sur le pont : un joli pigeon de course calastrien au cœur transpercé par le museau cornu d’une orphie humide et luisante.
Attaché à la queue du volatile flottait un long ruban de soie blanche. Ravn s’agenouilla pour le dénouer, le lissa avec soin sur sa cuisse. Avec un froncement de sourcils, il le tourna, puis le retourna de nouveau.
Il lança au mage un regard inquisiteur : « Il n’y a rien dessus, rien du tout. Pas un mot, pas un nœud. »
Rahë arqua les sourcils. « Puis-je ? » Il prit le ruban sans laisser à Ravn le temps de répondre. Il tendit la soie devant lui, la secoua, la renifla. « Ah, dit-il, ah, je vois. Comme c’est intéressant ! » Il sourit au roi eyrain. « Très ingénieux.
— Comment pouvez-vous trouver un message dans ce bout de chiffon ? » demanda Ravn en serrant les poings. « Il ne porte pas de marques, je le jure.
— Pour un non-initié, peut-être, répliqua le mage. Ah, Virelai, Virelai… » Il cligna de l’œil, puis souffla sur le ruban.
Des lettres fleurirent soudainement, comme si elles avaient été semées dans la soie. Ceux qui étaient assez proches pour avoir vu le poisson-flèche et ce dernier miracle esquissèrent le signe de l’ancre en murmurant entre eux. Un seither, le roi a un seither sous ses ordres. C’était une bonne nouvelle, en l’occurrence, n’est-ce pas ? D’autres étaient moins sûrs : « Rappelez-vous la Némésis. La magie peut être un allié dangereux. »
« Lisez, alors ! » ordonna Ravn, le visage empourpré.
« “Navires ennemis en vue. Envoyez sur-le-champ à Céra des hommes de Forent et de Hédéra.” »
Ravn prit une grande inspiration et ferma les yeux. « Céra, dit-il à mi-voix. Céra. Tu es à moi, à présent ! »
*
* *
Un tiers de la flotte de Ravn fut envoyé vers l’est sous le commandement du duc de Ness, pour harceler les villes côtières de Forent et de Hédéra, qui ne s’attendraient pas à une attaque. À la tombée de la nuit, le reste de la flotte avait été déployé et une invasion furtive était bien amorcée. Deux douzaines de bateaux avaient été laissés sous les ordres de Ness à l’embouchure de la rivière afin de prévenir toute tentative de sortie de la part de Céra. Les équipages du Félin Sauvage et du Vol de l’Aigle tirèrent leur embarcation sur la grève où, plus tôt dans la journée, Tycho Issian et ses capitaines avaient observé leur approche, et ils se rendirent sans être remarqués plus loin dans les terres afin d’épier la cité et de rapporter tout mouvement de troupes à leur roi. Ils emmenèrent trois corbeaux et les jumelles Filasen, bien connues pour leur pied léger et leur course agile dans les landes.
Plusieurs vaisseaux cinglèrent vers le sud et l’ouest pour bloquer la côte d’Ixta à Céra. Assuré d’avoir empêché les renforts de rejoindre le sire de Cantara, comme d’avoir bientôt coupé toutes les voies possibles de fuite, Ravn mena le reste de sa flotte dans la vaste embouchure de la rivière. Il n’y avait pas de vent dans cette vallée bien abritée, aussi ferlèrent-ils les voiles et ramèrent-ils en silence, visages et barbes baignés par la lune argentée, les yeux luisants. Chacun de ceux que le roi avait choisis pour l’accompagner entretenait une haine farouche pour l’Empire du Sud. Ils avaient tous perdu un parent – grand-père, père, épouse, fille – et ils étaient avides de vengeance.
Le compagnon de nage auprès duquel était assis Aran Aranson était Odd Barnason qui, impuissant, avait regardé son fils brûler vif pendant la bataille de Halbo. Ils tiraient souplement leur rame, en y mettant toutes leurs forces, propulsant le navire avec détermination. À chaque coup de rame, Aran pensait à Béra et à Katla, et il avait l’air sombre. Un coup d’œil à Odd lui montra qu’il en allait de même pour son compagnon. Ses déclarations à Egg Forstson, plus tôt dans la journée, n’avaient été que des paroles creuses et amères ; il ne pouvait imaginer l’existence sans son épouse et sa fille, quels que fussent leurs différends. Peut-être même se trouvaient-elles dans cette cité, se disait-il. Et si elles étaient en vie, il se jurait de les secourir. Après cela, elles décideraient elles-mêmes si elles désiraient ou non sa compagnie.
Et si elles étaient mortes, se dit-il en serrant de nouveau les dents, alors, il les vengerait, et y perdrait la vie.
La lassitude qui l’avait affligé depuis la découverte du désastre de Tomberoc se dissipait à chaque coup de rame donné dans ces eaux étrangères. L’obstination qui l’avait fait succomber à la séduction de la magie – la carte de Virelai, l’appât de l’or, de Sanctuaire, et les ruses du mage –, cela même constituait maintenant un bouclier de détermination que rien ne pouvait traverser. Une détermination qui mettait de la force dans son bras, et du fer dans son âme.
*
* *
Juste avant la première lueur de l’aube, Tycho Issian se leva du lit qu’il avait partagé avec le corps inerte de la Rose du Monde, afin de rejoindre ses sentinelles sur les créneaux. Il n’y avait pas grand-chose à voir. Le paysage en contrebas était plongé dans la brume. Seuls les sommets des plus hautes collines perçaient la couche blanchâtre, un relief austère, comme si toute la couleur du monde s’était dissipée pendant la nuit.
Une forme unique se mouvait au-dessus de la brume : ailes largement déployées, rémiges écartées comme des doigts. Elle dériva dans un courant d’air invisible et disparut.
Tycho Issian se tourna vers le capitaine des sentinelles. « Des corbeaux vivent-ils par ici ? »
L’homme auquel il s’adressait était jeune, et un citadin : ses yeux s’écarquillèrent devant la question. Le sire de Cantara répéta celle-ci avec impatience, l’adressant à tous les hommes alignés sur les fortifications.
Ils évitèrent son regard, sauf un ancien soldat qui huilait le mécanisme de son arbalète. « Pas par ici, non, messire, dit-il à mi-voix. Pas depuis qu’on a coupé la forêt. »
Il inséra un carreau, releva l’arme et visa. Mais le corbeau avait disparu et rien d’autre ne bougeait.
Tycho Issian sentit son estomac se serrer. « Appelle les archers, ordonna-t-il au capitaine. Tous les archers. Assure-toi qu’ils ont des munitions en abondance. Quand le brouillard se lèvera, ils auront peut-être des cibles en quantité pour mettre leur habileté à l’épreuve. »
Puis il tourna les talons et s’enfuit dans les marches, avec le cœur qui lui martelait la poitrine.
*
* *
Le corbeau rapporta d’étranges nouvelles.
Ravn enroula pensivement la corde et ses nœuds autour de sa main puis la glissa dans son justaucorps. Puis il se tourna vers Rahë : « Merci pour la brume, Maître sorcier, mais je crois qu’il est temps pour nous d’examiner les environs et de régaler l’ennemi d’un spectacle qu’il n’oubliera jamais. »
Rahë inclina la tête, marmonna des mots dans l’éther, et attendit. Il ne se passa rien. Il serra les lèvres. Il ne conviendrait pas que le roi nordique se rendît compte qu’il n’était pour rien dans cet événement si propice : le brouillard était un phénomène naturel, même s’il en avait assemblé les premiers filaments et l’avait attiré plus près de la flotte.
« Eh bien ? fit Ravn, impatient. Allons, débarrassez-nous-en, maintenant qu’il a joué son rôle.
— Patience, mon seigneur, patience. Il y a un million de millions de gouttelettes d’eau en suspension dans l’air au-dessus de nous : voulez-vous les voir devenir un torrent et engloutir vos navires ? »
Ravn grinça des dents. Mais il donna le signal de ranger les rames et regarda l’équipage du Corbeau de Sur exécuter son ordre avec une experte célérité. Le signal fut relayé de vaisseau en vaisseau, et un grand silence le suivit tandis qu’on attendait les ordres. Ravn dégaina son épée et en posa le pommeau contre son front. Le métal était frais sur sa peau brûlante ; il pouvait sentir le sang bouillonner en lui, prêt à irriguer ses muscles. Tout autour de lui, on se penchait sur ses armes, on éprouvait le fil des épées et des lances, et vérifiait les attaches des cordes d’arc, on lissait les plumes des flèches : les actes habituels dans le calme déconcertant qui précédait la bataille, des actions réflexes destinées à divertir l’esprit des inévitables idées de douleur et de mort.
Le soleil commença enfin d’agir, et ses premiers rayons transpercèrent le nuage de brume pour effleurer l’eau d’une lueur froide. Rahë se livra alors à un grand effort ostentatoire pour en accélérer l’effet.
Tandis que la brume s’éclaircissait, ils purent apercevoir devant eux la cité de Céra, ses tours à l’éclat doré dans la lumière renaissante. Le long des créneaux, sur les murailles, des hommes étaient alignés, portant des armures éclatantes et les tabards rouges aux armes de la ville.
« Nous sommes attendus, on dirait, dit Ravn tout bas. Mais peu importe. On aurait su bien assez tôt notre présence. »
Il donna l’ordre d’échouer les bateaux dans un grand coude de la rivière qui offrait une longue rive boueuse. Puis le Corbeau de Sur et deux autres navires qui le flanquaient continuèrent leur route et vinrent jeter l’ancre juste hors de portée des flèches. Ravn sauta par-dessus le plat-bord, avec de grands éclaboussements dans l’eau peu profonde, pour examiner le château. C’était bien comme l’avait dit le message : l’antique muraille extérieure avait disparu – il pouvait en voir les restes disloqués à l’extrémité est du fossé. Ce qui se trouvait plus loin, c’était un élégant château et une jolie ville fort étendue, mais qui n’avait plus de bonnes fortifications. Un large lac plutôt boueux l’encerclait, et une seconde Céra y chatoyait, reflet de la ville originale. Les toits de nombreux édifices semblaient avoir été submergés récemment sous les eaux de ce lac, car ils paraissaient neufs : pas d’ardoise ni de tuiles manquantes, des cheminées bien droites, et une girouette qui tournait, mélancolique, dans la légère brise.
Intéressant.
Devant le château, un pont à l’aspect branlant reliait la grande porte bardée de fer à une étendue de terrain comme labourée, du côté du lac le plus proche de la rivière. Il semblait neuf aussi.
Derrière la douve boueuse s’élevaient des murs lisses de pierre, avec des tourelles et un étroit rempart. Son épouse et son enfant étaient captifs quelque part à l’intérieur de ces murailles. Si le regard de Ravn avait eu le pouvoir de brûler le roc, le joli château de Céra aurait été à l’instant réduit en cendres.
Ses hommes étaient rangés derrière lui, la pointe de leurs lances étincelante. Derrière eux, la flotte tirée au sec était à perte de vue une forêt de proues et de mâts. C’était un spectacle susceptible de jeter la terreur dans le cœur de n’importe quel Istrien. Ravn prenait une grande inspiration pour héler les occupants du château et les mettre au défi de venir le rencontrer lorsque soudain une petite porte s’ouvrit dans la grande porte, et deux cavaliers magnifiquement caparaçonnés la franchirent pour trotter avec une certaine nervosité sur le pont.
Ravn leva une main pour empêcher ses archers de les transformer en pelotes d’aiguilles. « Laissez-les venir ! » s’écria-t-il.
Les deux jeunes cavaliers portaient des pennons blancs et semblaient apeurés, malgré leur riche accoutrement.
Ravn se tourna vers Passorage : « Viennent-ils déjà se rendre, Bran ? » s’enquit-il.
Mais le vieil homme se mit à rire. « Pas le sire de Cantara ! L’homme est un fanatique achevé. Ils viennent probablement vous offrir les termes de votre propre reddition ! »
Ravn renifla avec dérision. Mais Passorage ne se trompait pas de beaucoup.
Les cavaliers mirent pied à terre et l’un d’eux s’approcha. « Lequel d’entre vous est le chef de cette armée ? » demanda-t-il en l’Ancienne Langue, avec un fort accent.
« Moi. »
L’homme examina Ravn des pieds à la tête, incrédule : il était mieux vêtu que ce barbare à l’air sale qui se tenait devant lui dans une armure de cuir tout éraillée, couverte de disques métalliques rouillés, avec des culottes de cuir rapiécées, des bottes tachées de sel et des cheveux noirs tout emmêlés. Mais les yeux perçants qui lui rendaient son regard étaient durs et ne se détournaient pas. Il décida de ne pas questionner l’affirmation de son interlocuteur.
« J’apporte un message du sire de Cantara, commandant de la cité de Céra », dit-il.
Ravn tendit la main, mais le messager secoua la tête.
« Mon seigneur de Cantara dit que vous devez vous en aller d’ici sur-le-champ, vous et votre armée. Vous devez carguer les voiles et être partis pour midi.
— Et si je ne le fais point ? » Ravn était amusé de cette effronterie.
« C’est tout ce que j’ai à vous dire. » Le premier cavalier recula d’un pas, mais Ravn lui agrippa vivement le bras pour le pousser vers le duc de Passorage. « Pas si vite, messager. Il y a davantage, je le sais. »
L’homme baissa la tête en lançant un coup d’œil à son compagnon. L’autre jeune homme tremblait de manière évidente. Il tenait si fort les rênes de son cheval, on avait l’impression qu’il s’effondrerait s’il les lâchait. « Flavo, donne le reste du message au roi d’Eyra. »
En fixant la boue à terre, entre ses bottes, le second cavalier marmonna des paroles inintelligibles.
« Parle plus fort, mon garçon ! » rugit Bran, et le jeune homme sursauta comme s’il avait été piqué par une abeille.
« Il dit : votre épouse et votre fils resteront sains et saufs si vous partez d’ici à midi et ne revenez point. »
Ravn avança d’un pas, mais la terreur du garçon l’avait emporté : il essaya de remonter en selle, le cheval se déroba, le laissant s’étaler par terre. La boue de la rivière s’infiltra dans son manteau bordé d’argent et ses beaux bas de soie. Puis il se remit sur ses pieds et s’élança dans une course désespérée vers la citadelle. Un des archers encocha une flèche, mais Ravn l’empêcha de tirer.
« Non, dit-il d’une voix brève, le sang au visage. Laissez-le partir. Mon message au seigneur istrien aura encore plus de force si l’on voit dans quel état il revient. »
Près de lui, Egg Forstson semblait déconcerté. « Mais Votre Grâce ne leur a pas envoyé un message en retour.
— Cela pourra prendre un peu de temps. »
*
* *
Les hurlements du premier messager durèrent pendant de nombreuses minutes, à vous glacer l’échine, puis se turent brusquement. Au château de Céra, on échangea des regards effrayés et des murmures. Il ne se passa rien pendant presque une heure, que Tycho Issian occupa à arpenter furieusement les créneaux. Puis un cheval se détacha des lignes eyraines pour galoper dans un bruit de tonnerre vers la cité.
Le sire de Cantara dégringola les marches quatre à quatre pour se rendre dans la cour.
Nul n’avait encore osé ouvrir la porte. Il invectiva les gardes et fit jouer lui-même le verrou. Quelques instants plus tard, il aurait souhaité n’en avoir rien fait, car ce qui franchit la voûte de pierre était une monstruosité. L’élégant cheval bai et le cavalier richement vêtu qui avaient quitté le château peu de temps auparavant revenaient, abominablement transformés. Un garde vomit derechef sur les dalles ; un autre s’évanouit raide. Il fallut quatre gardes pour maîtriser le cheval qui se cabrait et roulait des yeux fous, mais pas avant qu’il n’eût délogé une grande partie de son obscène chargement. Avec de petits hennissements de détresse, il resta à regarder ce qu’il avait porté, avec, toujours mollement attachée à son cou par des gros points de suture sa seconde tête, humaine.
À ses pieds gisait ce qui restait du messager : sa peau. On l’avait écorché avec une exactitude surnaturelle et l’on avait tendu cette peau sur un cadre de branchages. On y avait inscrit un message, au couteau. Et à en juger par la quantité de sang qui tachait les lettres, on l’avait fait alors que la peau se trouvait encore sur le malheureux messager.
Envoyez ma femme + mon garçon
ou nous prenons votre ville
pierre par pierre
+ nous écorchons vivants tous les habitants
Nous avons un mage : c’est son œuvre
N’attendez pas de renforts
Vos pigeons sont morts
C’était signé d’un paraphe à peine lisible. Ravn Asharson n’avait jamais consacré beaucoup de temps à apprendre l’écriture universelle sur parchemin, et moins encore sur peau.
Blanc de rage, Tycho Issian jeta cette chose répugnante par terre et la chassa à grands coups de pied dans la cour jusqu’à ce qu’elle se déchirât et devînt indéchiffrable. Il était en nage, souillé de sang. On le regardait, horrifié. Si c’était là tout le sang-froid que possédait l’homme qui les commandait, on avait sûrement intérêt à fuir la cité à l’instant et à tenter sa chance. Dès que le noble fût retourné dans le château, certains le firent : ils se débarrassèrent de leur uniforme et coururent chercher femme et enfants. Nul ne les arrêta.
Dans les marches, le sire de Cantara trouva Virelai tristement tapi près d’une meurtrière. Il semblait encore plus pâle qu’à l’accoutumée. Des larmes roulaient sur ses joues.
« Un mage, hurla Tycho, il dit qu’ils ont un mage avec eux ! J’ai un sorcier, moi. Combien êtes-vous dans le monde, maudits faiseurs de magie ?
— C’est Rahë, murmura Virelai. Il est venu me chercher.
— Rahë ? Qui est Rahë ?
— Mon maître », souffla l’homme pâle en se tordant les mains. « Je lui ai volé sa magie. Je lui ai volé la Rose. »
Tycho ressemblait maintenant à une nuée d’orage. « La Rose ? La femme que j’ai sauvée du roi eyrain ? La Rosa Eldi ? Ma Rose ? »
Virelai hocha la tête, muet.
Le sire de Cantara le dévisagea, les yeux plissés, en assimilant cette nouvelle donnée. Puis son visage se ferma, se figea, un signe qu’il était en train de se livrer à l’un de ses calculs. « Mais si elle était à lui, pourquoi s’est-il allié à Ravn Asharson… Est-ce une ruse ? Se sert-il du roi barbare comme d’un cheval, je me le demande ? Peut-être tout n’est-il pas perdu… » Il prit Virelai par les épaules pour le relever brutalement. « Arrête de pleurer. J’ai besoin de tes artifices. Reprends tes esprits ! »
*
* *
Quand le seigneur commandant Céra répondit au message, le soleil montait dans le ciel et Ravn Asharson tressaillait d’impatience. Tycho Issian apparut sur les créneaux, vêtu de ses plus beaux habits ; près de lui se tenait une haute silhouette enveloppée de l’ample soie verte d’un sabatka istrien ; elle portait un bébé dans ses bras.
Ravn retint son souffle, le cœur transpercé d’une brusque douleur.
« C’est elle ! » s’écria-t-il.
Rahë fronça les sourcils. « C’est une femme voilée. Ce pourrait être n’importe qui.
— Je reconnaîtrais mon épouse n’importe où. »
Rahë contemplait le créneau, méfiant, la barbe hérissée. Puis il psalmodia une incantation et disparut dans un tremblement. À sa place planait une crécerelle. Elle se percha un instant sur l’épaule du roi déconcerté, lui enfonçant ses serres dans la peau, puis elle s’élança dans les airs. Après s’être envolée comme une flèche vers le château, elle tournoya brièvement au-dessus de la tête du sire de Cantara et de son entourage, puis vira de côté pour retourner aux lignes eyraines. Elle vint se poser sur le terrain herbeux près de la rivière, où elle resta la tête basse, visiblement hors d’haleine. Juste au moment où Ravn pensait qu’elle allait expirer, sa forme fut enveloppée d’un bref chatoiement et le vieil homme reparut à sa place, prostré, le souffle court.
Après ce qui parut une éternité, Rahë se remit sur ses pieds avec maladresse et, en vacillant, il revint auprès du roi, qui le regardait d’un air chagrin.
« Si une simple métamorphose peut vous mettre dans cet état, je crains que vos pouvoirs ne soient pas à la hauteur de vos prétentions, Maître magicien. »
Rahë se redressa de toute sa taille. « Une métamorphose n’est jamais “simple”, mon garçon. C’est peut-être la plus grande transformation que peut exécuter un mage, car elle requiert à la fois un sortilège de création et un sortilège de destruction, plutôt qu’une simple illusion. »
Ravn passa d’un pied sur l’autre, une façon sans doute de s’empêcher de donner un coup de botte au mage. « Qu’avez-vous vu ?
— C’est la Rose, déclara tristement le mage. Seules ses lèvres étaient visibles, mais, ah, comme je me les rappelle bien, ces lèvres ! »
Ravn ravala la question qui voulait jaillir des siennes. Puis il demanda : « Et mon fils ? »
Rahë haussa les épaules : « Il y avait un enfant dans ses bras. Ne me demandez pas de détails. Les bébés sont des bébés. Ils se ressemblent tous. »
Un pigeon blanc arriva à tire-d’aile du château. « Un autre oiseau-messager, mage, ou ont-ils aussi un mage capable de métamorphoses ? »
Le vieil homme détourna les yeux, irrité. « Une seule façon de le savoir », murmura Ravn en prenant son arc.
L’oiseau s’abattit, proprement transpercé. Un oiseau mort, voilà tout. Un des guerriers alla le chercher pour l’apporter au roi.
Ravn défit le ruban attaché à la queue de l’oiseau. « “La femme et l’enfant sont mes otages”, lut-il. “Partez maintenant, ou nous verrons si votre fils peut voler”. » Il fit une boule de la soie, la serra dans son poing. « Par le dieu, je lui arracherai le cœur ! » Il se tourna vers Rahë. « Pouvez-vous vous transformer en dragon qui crache le feu et le brûler sur place ? »
Le mage écarta les mains d’un air navré : « Malheureusement, mon seigneur, je ne peux me transformer qu’en des créatures existant encore en ce monde. Et le dragon de feu a disparu depuis très longtemps.
— Un lion, alors, un aigle… Arrachez-lui les yeux, puis rapportez-moi ma reine et mon fils !
— Un lion ne pourrait sauter aussi haut, et quant à un aigle… eh bien, on m’abattrait avant que je ne puisse approcher ce seigneur, et vous auriez alors gaspillé votre arme la plus précieuse. »
Ravn le regarda des pieds à la tête, avec dégoût. « Vous ne me semblez pas des plus précieux en ce moment. De fait, l’annonce de votre présence ne semble pas les avoir beaucoup impressionnés. Malédiction ! Bran, Egg ! »
Les deux vieux conseillers s’approchèrent en hâte.
« Il menace la vie de mon fils si nous ne nous retirons pas. »
Les ducs échangèrent un coup d’œil. Ils avaient l’air hagard. Aucun des deux ne voulait prendre la parole en premier.
« Quoi ? Allons, parlez ! »
Egg regardait ses pieds. Passorage soupira. « Il n’a rien à perdre en utilisant l’un ou l’autre de ses otages pour démontrer sa détermination, quand il détient toujours l’autre contre vous. »
Ravn avait les yeux exorbités. « Il ferait du mal à mon fils ? » Il s’interrompit, avec une furie croissante. « Il ferait du mal à mon épouse ? »
Egg se hâta de secouer la tête : « Pas votre épouse, Sire. Je suis sûr qu’il ne fera rien à la dame. Mais le garçon… »
Ravn serra les dents. « Il n’oserait point. » Il se tourna vers ses hommes. « Allons-nous nous incliner devant cette menace ? s’écria-t-il. Allons-nous partir d’ici en rampant comme des chiens battus, ou allons-nous montrer à ce seigneur ce qui arrive aux ravisseurs de celles et de ceux que nous aimons ? »
Les Eyrains rugirent en brandissant leurs épées, puis en les assenant à grand fracas contre leurs boucliers en bois de tilleul, et un imposant roulement de tambour s’éleva de leurs rangs.
Ravn frappa de son poing sa poitrine où le martèlement résonnait comme l’incarnation même du courage. « Tu vois, Bran ? Rien ne les arrêtera. Nous prendrons ce château, et je tirerai la carcasse de son seigneur derrière mon vaisseau ! »
*
* *
Tycho Issian se frotta les mains : « Très bien, Virelai. Magnifique, de fait. »
Virelai tremblait encore sans pouvoir s’en empêcher. C’était en partie la proximité du Maître, difficile à supporter, et en partie parce qu’il savait qui était la reine blanche sous la robe de laquelle il se cachait, l’enfant dans les bras, ployant sous l’effort. Pourquoi ne l’abattait-elle pas sur place, même à présent, dans sa demi-inconscience ? Il avait abusé d’elle de manière impardonnable tandis qu’ils voyageaient de par le monde, il ne lui avait manifesté aucun respect, et pourtant elle ne lui avait jamais reproché ses manigances obscènes, ni l’argent qu’il avait gagné à la profaner ainsi. Et maintenant, il l’avait fait marcher, telle une marionnette, pour mettre en scène ce méprisable tableau. N’y avait-il pas de bornes à son ignominie ?
« Donne-moi le garçon, maintenant. »
Virelai leva les yeux vers lui par la fente de la robe : « Le garçon ?
— Ils ne se sont pas encore retirés.
— Il n’y a que quelques minutes, mon seigneur, que… Aaaah ! »
Meurtri par le coup de pied bien placé, Virelai faillit laisser tomber le bébé.
« Ce roulement de tambour a l’air des plus belliqueux. Un défi, une provocation. Je ne puis les laisser douter de ma parole. »
Comme s’il avait compris ce qui le menaçait, l’enfant se mit à pleurer et à se tordre dans les bras de Virelai. Il le retint sombrement, mais les pleurs se firent plus bruyants. L’instant d’après, le bébé lui avait glissé des mains et se trouvait entre celles du sire de Cantara, qui le tenait suspendu au-dessus du parapet.
« Mon seigneur, vous ne pouvez… »
Les cris du bébé devinrent soudain de plus en plus lointains. Puis ils cessèrent entièrement.
*
* *
Ravn Asharson s’affaissa à genoux dans la boue.
« Ulf, murmura-t-il. Dieux, mon fils… »
Il regardait fixement, à plusieurs centaines de pas, l’endroit où le petit corps était tombé.
Derrière lui, le martèlement des épées sur les boucliers vacilla, et s’éteignit.